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— « Est-ce que je te demande des pommes de terre, bourrique, répondait le vieux cramoisi comme l’envers d’une douve ancienne. Chacun son lot ; garde le tien, je garde le mien. » —

Cependant, il restait souvent sur sa faim, opiniâtré même contre son ventre. Dépitée, la vieille, par vengeance, mangeait au delà de sa capacité. Elle faisait sauter la pomme de terre d’une main dans l’autre, en soufflant dessus, pour qu’elle se refroidît, y donnait un coup de dent avec trop de hâte, et le morceau roulait encore dans sa bouche, lui brûlait la langue et la gorge. Elle croyait manger de la flamme. Soudain, ses bras tombaient. Elle fermait les yeux, et, affaissée, entrouvrait les lèvres. Des choses blanches, des mixtures de salive et de pommes de terre pendaient aux coins. La respiration gênée par le trop-plein de l’estomac, elle étouffait.

— « Elle va pourtant se faire péter » — disait le vieux qui ne se dérangeait pas.

— « Ça ne peut point tarder, disait la vieille comme en sortant d’un rêve, mais, mon pauvre vieux, ce n’est pas encore pour cette fois. » —

Et, soulagée de son oppression, elle buvait un grand coup d’air et replongeait sa main dans la marmite.

« Je me suis peut-être volé », pensait le vieux.