Page:Renard - Poil de Carotte, 1902.djvu/71

Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
la luzerne

Les deux têtes disparaissent. Qui les devinerait ?

Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuilles de luzerne, en montre les dessous pâles, et le champ tout entier est parcouru de frissons.

Grand frère Félix arrache des brassées de fourrage, s’en enveloppe la tête, feint de se bourrer, imite le bruit de mâchoires d’un veau inexpérimenté qui se gonfle. Et tandis qu’il fait semblant de dévorer tout, les racines même, car il connaît la vie, Poil de Carotte le prend au sérieux et, plus délicat, ne choisit que les belles feuilles.

Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et les mâche posément.

Pourquoi se presser ?

La table n’est pas louée. La foire n’est pas sur le pont.

Et les dents crissantes, la langue amère, le cœur soulevé, il avale, se régale.