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André Semeur, commerçant ; c’est moi. Rien d’un romancier, même amateur. En écrivant cette histoire, je cède, sans plus, à l’invitation qu’on m’en a faite toutes les fois que je l’ai racontée de vive voix. Au reste, peut-être est-il opportun de fixer, en effet, la forme et la couleur d’une aventure singulière entre toutes et plus troublante, en sa réalité, que le plus troublant et le plus singulier des contes fantastiques.

Vais-je en attester l’exactitude ? Inutile. À l’heure voulue, on reconnaîtra aisément que je n’ai rien inventé. Je demande, néanmoins, au lecteur de l’enregistrer dès à présent et de s’en souvenir désormais, s’il le peut ; car ce n’est pas la moindre étrangeté de ce récit d’être, comme on le verra, rigoureusement véridique — d’où il résulte que j’ai respiré, dans l’air de notre vieux monde, l’odeur même d’un prodige.

J’ai connu le professeur Krantz à une époque tragique de mon existence, alors qu’une détresse sans nom, une affreuse angoisse transformait cruellement l’homme heureux que j’avais été jusque là.

J’étais jeune. Mes affaires prospéraient. L’année précédente, un mariage d’amour — d’amour passionnément partagé — m’avait donné l’immense bonheur qui comblait tous mes vœux. Et soudain — avec une brutalité si rude qu’il me fallut quelque temps pour comprendre de quoi j’étais menacé — Albane, ma femme, fut frappée du mal terrible qui emporte en pleine jeunesse tant d’êtres tout fleuris des roses de la vie.

On était en hiver lorsque les médecins reconnurent à la fois la nature et la gravité de l’atteinte. Ils prescrivirent un long séjour dans le Midi et le départ immédiat d’Albane.

Je partis avec elle pour Nice, travaillant à masquer de mon ancien sourire l’atroce nouveauté d’une métamorphose profonde.

C’est que, pour la première fois, le malheur se dressait devant mes yeux. Pour la première fois, la mort m’apparaissait dans sa toute-puissance dévastatrice, se préparant à me porter le coup le plus effroyable qui puisse abattre un homme. Albane, mourir ! Contre une idée si monstrueusement inadmissible, je sentais jouer en moi des réactions imprévues, vivre sous mon aspect un moi-même dont la souffrance avait changé les rythmes et, si je puis ainsi dire, modifié la composition. Maintenant, j’étais fait de ténèbres et de glace, et j’avais mal dans tout le corps et toute l’âme. La stupeur, la révolte, le désespoir et l’épouvante dominaient tour