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la petite illustration

Krantz répondit à mon arrière-pensée :

— Les domestiques ne manquent pas ici. Et puis, je ne travaille presque plus, depuis…

Il laissa, encore, sa phrase en suspens.

Nous étions seuls. Un silence complice nous enveloppait. Par les larges fenêtres, garnies de glaces d’une seule venue, je découvrais, dans son cadre de galeries, le solitaire jardin de gazon et d’ombrages, paisible comme un cloître riant. Tout portait aux confidences.

— Monsieur le professeur, dis-je, j’ai pensé à vous bien souvent, depuis ce déjeuner…

— Votre femme ? me demanda-t-il sous le coup d’un brusque signal de sa mémoire.

— Sauvée, Dieu merci !

— Ah ! C’est bien ! dit-il. C’est bien !.… Car, moi…

Ses mâchoires puissantes se contractèrent. L’ombre s’amassa sur son visage, sculpté aujourd’hui dans un relief surpoussé qui en accentuait le singulier caractère. Et je vis, sauf erreur, un vertige d’épouvante le gagner.

— Vous, me dit-il âprement, vous saviez !

Il s’était assis sur une chaise — la première venue — et il me laissait voir, seul à seul, une physionomie terrifiante et terrifiée, des yeux inquiétants par leur inquiétude, le visage d’un Titan qui s’est senti petit tout à coup.

Je ne sais pourquoi, l’aspect tourmenté de ce masque, la sinuosité de cette bouche éveillèrent dans mon souvenir l’espèce de prophétie obscure que Krantz avait énoncée jadis. Il me semblait que le professeur allait redire quelque chose d’approchant : des paroles aussi énigmatiques et non moins illimitées. Je reconnaissais — mais bien plus accusée aujourd’hui — l’expression absolument intraduisible qu’il avait prise, quatorze mois auparavant, pour laisser tomber du haut de sa distraction :

— Alors, le monde sera envahi par des ténèbres si épaisses que nulle lampe humaine ne pourra les vaincre et que toute clarté n’éclairera qu’elle-même.

Contre toute crainte, contre tout espoir, il garda le silence. Et ce fut moi qui parlai, d’un ton volontairement tranquille et prosaïque.

— Oui, monsieur le professeur, je savais. Et j’ai bien gardé le secret. Mais je brûle d’apprendre maintenant où vous en êtes. Ces possibilités, dont vous m’avez fait l’honneur de m’entretenir…

— Ne sont plus des possibilités, dit Krantz en détachant les syllabes.

— Ah ! fis-je, incroyablement déçu et soulagé.

— Ce non des réalités, dit-il à voix basse.

Un sursaut m’ébranla de la tête aux pieds. En même temps, l’attitude de Krantz, de ce vainqueur de la mort, m’ahurissait. L’horreur l’avait-elle donc atteint, lui aussi ? Lui !

— Des réalités…, repris-je. Des réalités… intégrales et démontrées ? Définitives ?

— La découverte. Dans toute sa certitude.

— Prouvée par l’expérience ?

Il inclina la tête. Affirmation.

— Mais, vos expériences, monsieur le professeur, vous ne les avez faites…, sans doute…, que sur… des créatures inférieures ?

— Sur l’homme.

Un frisson parcourut ma chair. Et, comme le professeur Krantz se taisait, je ne trouvai, dans l’instant, rien à dire qui s’élevât au niveau des circonstances. Je ne fus capable que d’émettre une sorte de râle…

Et, dans le silence qui se mit à peser, je regardai, par les fenêtres, cette cour-jardin qui faisait indubitablement partie du domaine de Krantz, où quelques individus falots venaient de pénétrer. C’étaient d’étranges promeneurs.