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le professeur krantz

— C’est pour cela que je suis revenu à Berlin ! C’est pour vous ! J’avais l’intention d’aller tout à l’heure, Weberstrasse, à votre kurhaus

— J’y suis sensible, monsieur Semeur, extrêmement sensible,

Il me reprit la main et la serra dans les siennes. Cette expansion me troubla. Elle n’avait pas échappé au Dr Lautensack, qui intervint sur un ton de parfait contentement.

— Eh bien, monsieur Semeur, dit-il, puisque vous connaissez mon éminent collaborateur, voilà qui tombe à merveille. Si je comprends bien, toute votre matinée vous appartient à présent. Avec votre permission, je vais vous laisser en compagnie de M. le professeur Krantz. Vous causerez, pendant que je terminerai sans remords ces comptes urgents.

— Comment ! m’écriai-je en m’adressant à Krantz et sans mesurer le ridicule que j’encourais. C’est donc vous, monsieur le professeur, qui êtes le directeur technique de « Grunewald » ? Le savant dont on m’avait parlé, c’est vous !

Cette naïve apostrophe et mon air de ravissement stupide engendrèrent des sourires discrets dans l’assistance.

— Ne le saviez-vous pas ? fit Lautensack aimablement égayé. Mais oui ! J’ai le grand honneur de partager avec M. le professeur Krantz la direction de « Grunewald ». C’est ainsi. On se devait, n’est-il pas vrai ? de lui confier enfin un poste de cette importance.

— Bah ! fit Krantz, plus désabusé que jamais.

— Je vous laisse ! dit Lautensack.

Il avait déjà tourné les talons et poursuivait en s’éloignant :

— Je vous retrouverai d’ici une demi-heure, monsieur, dans le laboratoire du professeur.

Les jeunes gens se retiraient sans mot dire, avec des saluts. Ils semblaient avoir pour Krantz une révérence et surtout une affection qui m’impressionnèrent. C’est que jamais encore je n’avais vu le savant au milieu de ses disciples.

— Suivez-moi, me dit Le professeur. Mon laboratoire est là. Je m’y rendais.

— Je cherche des termes pour vous féliciter comme il le faudrait, commençai-je. Votre fortune…

— Laissez ! Laissez !

— Quand avez-vous quitté la Weberstrasse pour prendre la direction de « Grunewald » ?

— Pas plus de trois mois. Peu de temps après que…

Une infinie tristesse, une tonalité étrangement mineure assourdit, sur ces derniers mots, la voix de Krantz.

— Entrez, monsieur Semeur.

Il avait ouvert une porte vitrée, sous la galerie. Il s’effaça. Je pénétrai dans son laboratoire.

Une salle relativement exiguë, mais en tout lumineuse. Ah ! ce n’étaient plus les dispositions caduques, les vieilleries retardataires de la Weberstrasse, ni l’indescriptible chaos de là-bas, qui embrouillait les uns dans les autres, comme un jeu de jonchets, bouquins et fioles, paperasses et cornues, créant de ce fatras et de ce bric-à-brac confondus un désordre difficilement concevable ! Ici — je me l’exprimai sous la forme d’un fâcheux à-peu-près — tout n’était qu’ordre et netteté, luxe, calme et propreté. Les flacons multicolores occupaient, derrière des vitrines, les parallèles de rayons qu’ils chargeaient de leurs impeccables rangées. Tout le reste luisait d’une blancheur vernie. L’ordre, je le répète, régnait en maître. L’ordre Et quelque chose de plus, qui me surprit : une froideur, une immobilité… I] n’y avait rien sur les tables, sinon quelques récipients vides, groupés comme des objets qu’on n’utilise pas. Et il n’y avait presque rien, non plus, sur un bureau semblable à celui de M. le codirecteur Lautensack. Quelques feuilles de papier, quelques fiches ; c’était tout.

— La belle ordonnance ! fis-je avec tiédeur.