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la petite illustration

— Non, trancha-t-il. Ce serait trop long. Je ne veux pas vous faire poser pendant une demi-heure. Venez, cher monsieur Semeur.

J’insistai encore, d’un geste engageant.

— Venez ! répéta Lautensack en me posant à l’épaule une main légère dont l’imperceptible poussée m’invitait à le précéder ; ce que je fis sans autre cérémonie.

— Je vous rendrai d’ailleurs votre liberté, dis-je, plus tôt que vous ne le croyez sans doute. Je ne dispose que de peu de temps…

— Ah ! Je le regrette beaucoup. Nous ne pourrons donc pas tout visiter. Il vous faudra revenir, monsieur Semeur. « Grunewald » en vaut la peine. C’est — dit-il en français — c’est « le dernier cri ». Je voudrais, ce matin, vous en donner une impression générale, faute de mieux. Nous allons d’abord, avec votre assentiment, nous rendre tout au fond, d’une traite. (Tout au fond, ce sont les services de chirurgie.) Et de là, nous reviendrons en parcourant successivement les autres services.

— À votre disposition !

Lautensack, au sortir de son studio, me fit longer de plain-pied une galerie bordant une cour ; puis nous traversâmes, par de vastes couloirs animés d’allées et venues, la profondeur d’un bâtiment, et nous débouchâmes dans une autre galerie pareille à la première, mais qui, celle-là, donnait tout du long sur une cour beaucoup plus agréable. C’était, en effet, un semblant de jardin, un bout de parc taillé au carré, mais avec des pelouses ombragées de marronniers touffus et de platanes.

J’emplis mes poumons du frais arôme de la verdure. Il faisait, au surplus, un temps délicieux, d’une rare suavité. De beaux nuages blancs se délayaient dans le ciel. Des oiseaux étaient dans le feuillage comme des fruits turbulents. Un calme élyséen s’étendait sur cette oasis qui semblait ménagée, à l’abri des tumultes, pour la méditation du poète, ou plutôt du savant.

C’est alors que, dans la lumière adoucie des arceaux, un groupe, formé de plusieurs praticiens tout de blanc vêtus, s’approcha, venant de notre côté, sans hâte.

Au centre du groupe marchait un personnage mis en valeur par l’écartement de ses voisins et qui, de loin, me fit ouvrir les yeux tout grands.

Sa haute taille, ses épaules anguleuses, sa façon d’aller en se balançant avec une autorité débonnaire éveillèrent, d’une secousse, mon attention.

Pas possible !… N’était-ce pas Krantz !

C’était bien le professeur Krantz. De plus près, je le vis équipé fort bellement de la blouse, de la calotte immaculées, et entouré de jeunes gens — des internes — qui, d’un air grave, recueillaient en cheminant la parole du maître.

Frappé de surprise, je marquai un temps d’arrêt, puis, sous le regard intrigué du Dr Lautensack, je me remis en marche, les yeux fixés sur Krantz qui continuait d’approcher.

Je notai son vieillissement, l’expression sévère du visage terreux, l’alourdissement de la carrure. Plus près encore, les cheveux se montrèrent blanchis et les traits plus ravagés que je ne l’aurais cru à distance.

Je me dirigeai droit vers lui. Krantz me regardait venir avec une indifférence à laquelle se combine soudain une vague attention interrogative.

Nous fûmes face à face, et tout le monde s’arrêta. Je me découvris.

— Monsieur le professeur !… Je me rappelle à vous : André Semeur ! De Paris.

Il fronça ses sourcils grisonnants, cherchant à se rappeler qui était cet André Semeur, mais sans se départir de la mélancolie qui l’assombrissait.

— Ah ! fit-il. Oui, parfaitement !

Et le souvenir de notre rencontre fit naître à ses lèvres le rictus que je n’avais pas oublié, mais qui, chargé cette fois-ci d’une indicible dérision, disparut dans la même seconde.

Krantz, alors, me tendit la main.

— Si vous saviez, monsieur le professeur !… Quelle joie de vous retrouver !

— Vraiment ? dit-il d’une voix profonde.