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la petite illustration

avec une joie trop forte deux contraintes inégales desserrer sur mon cœur leur prise douloureuse.

Il n’y a pas si longtemps de cela, mais je m’en souviens vivement, comme d’un bonheur disproportionné à la mesure des hommes et dans lequel il était bien inutile de « jeter de l’absolu » ! L’angoisse, toutes les angoisses s’en allaient enfin de moi ; je n’éprouvais plus leur embrassement de parasites, liant ses invisibles tentacules autour et au plus profond de mon être. Moi aussi, je guérissais. Moi aussi, je me dégageais d’une odieuse possession. Et cesser de souffrir ainsi me paraissait la volupté des voluptés.

La guérison d’Albane s’accéléra, le bonheur aidant les énergies vitales. À présent, le docteur n’avait plus de motifs pour me maintenir loin d’elle. Ma propre joie concourait, au contraire, à cette renaissance délicieuse d’une jeune femme aimante et adorée. J’avais immédiatement résolu de séjourner à Nice pendant une période indéterminée ; et nous vécûmes là des semaines enchantées, sans maudire une calamité qui n’était plus qu’un souvenir et nous avait montré notre amour dans toute sa force.

Puis les mois se succédèrent, ne nous apportant rien qui mérite d’être consigné ici. Et, peu à peu, la pensée de Krantz revint plus fréquemment s’imposer à moi, non plus, comme au début, solidaire d’une autre qui la dominait, mais isolée et devenant, à son tour, une manière d’obsession de plus en plus despotique. Mon esprit, libéré de poignantes inquiétudes, leur substitua la hantise du professeur Krantz.

Que devenait-il ? Les journaux ne m’apprenaient rien à son sujet. On ne parlait pas de lui. Le silence le plus épais continuait à s’étendre sur ses travaux, que j’étais probablement seul à connaître. Où en était-il de leur progression ? Touchait-il à la réussite ? Avait-il échoué, par hasard ? La chose merveilleuse et repoussante serait-elle ou ne serait-elle pas ?

J’en vins à ne pouvoir rêvasser sans me poser l’énervante interrogation ; et j’étais si furieusement absorbé par mes songeries qu’Albane finit par m’en demander la cause.

Ce qui s’ensuivit me fit comprendre, mieux que tous les raisonnements de mon bon sens, quelle géante monstruosité recherchait le professeur. J’allais parler, mettre Albane au fait de la vérité… Je me tus, comme je me taisais depuis mon voyage à Berlin ; ou plutôt, sans dissimuler que je pensais à certain savant allemand, à ses études aussi, je restai muet sur leur nature et leur caractère. Il me semblait que j’eusse blessé la délicatesse de ma femme en lui dévoilant l’horrifique gestation de Krantz. Mais, de ce jour, la soif de savoir me tourmenta davantage, comme si, plus conscient de cette horreur sublime, j’eusse été plus avide d’apprendre qu’elle allait s’épanouir ou qu’elle avait avorté.

Je ne voyageais plus. Je vivais entre ma maison de commerce et Albane, ayant repris l’agréable train de mon existence passée, à cela près que nous habitions maintenant dans les environs de Paris et que ma chère convalescente devait regagner la Côte d’Azur avant les premiers froids.

J’adressai à Krantz une lettre, puis une autre, puis une troisième. Pas de réponse. Mes comptes en banque accusaient que le chèque n’avait pas été touché… Mon impatience et ma curiosité s’accrurent démesurément. Et, un beau jour, ayant choisi depuis peu un correspondant à Berlin, je m’avisai qu’il serait bon d’aller passer une huitaine avec lui, pour l’instruire sur place de mes méthodes et de mes projets. J’envoyai donc à M. Fuchs une note lui annonçant ma décision et le priant de me ménager, pour le lendemain de mon arrivée, quelques rendez-vous avec des clients.

Il est à remarquer que je ne parlai pas de Krantz à Fuchs, non plus qu’à personne autour de moi. Comment cela se fit-il ? Je ne le sais guère. Quelque chose me poussait au secret gardé jusqu’à l’exagération. Quelque chose d’inexplicable. Il y avait dans ma conduite un élément morbide, emprunté à l’ensemble de l’aventure. Tout ce qui se rapportait à Krantz prenait, comme cela, un air occulte et incompréhensible. Je reconnais, de plus, qu’il exerçait sur moi, même après un long temps, un empire