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la petite illustration

faut aller vite en besogne dans l’existence et ne pas perdre une seconde, alors qu’on se propose un but réellement considérable.

Je me récriai. « Le professeur était dans toute la force de l’âge. Il vivrait longuement, pour mener jusqu’au bout sa belle tâche ! »

— Moi ! s’exclama-t-il en ricanant. Je me débats dans mon âge comme dans un cachot. Je secoue mes années comme des chaînes.

Un instant, je restai désorienté. Cette familiarité d’emblée, ce dédain immédiat et total des formes conventionnelles, l’instabilité fantasque de l’entretien me dépaysaient. J’émis la présomption que, si Krantz attachait tant de prix à la durée, c’était sans doute parce que d’inestimables affections lui faisaient la vie très douce.

— Je suis seul, dit-il sans aucune émotion.

Je m’y attendais.

— Mais — repris-je en voilant avec tristesse l’image d’Albane qui, à ces mots, venait de m’apparaître — peut-on dire d’un homme qu’il est seul quand la Vérité est avec lui ? Moi qui l’ai toujours cherchée si humblement, mais si éperdument, et qui la cherche encore à présent, au milieu d’angoisses atroces, je vous envie, monsieur le professeur, d’être seul comme vous l’êtes — seul avec elle !

— La Vérité n’est pas de ce monde, fit Krantz en trempant ses lèvres étroites dans un verre d’eau. Je veux dire : la Vérité n’est pas actuellement du monde de l’homme. L’homme est une créature trop inférieure pour l’acquérir. Il lui manque, pour cela, des sens. Peut-être deux ou trois. Peut-être cent.

— Devons-nous donc renoncer à toute chance de contempler jamais la Vérité ? Ce serait désespérant.

— Non, dit Krantz — qui pensait toujours à autre chose ; et pourtant ce qu’il allait dire s’est gravé pour toujours dans ma mémoire. — Non. Mais nul ne peut aller au delà de ses moyens. Il y a, pour les hommes, une Vérité, tout au moins morale, et qui est, à tout prendre, la Vérité.

— Accessible ?

— Aisément. Et vous la possédez.

— Moi !

— Vous venez de me le dire. La Vérité des hommes, monsieur, c’est la recherche de la Vérité.

Cette parole m’inonda de lumière. J’objectai cependant :

— Recherche vaine, d’après vous ! Puisqu’il manque des sens à l’humanité…

— Elle s’en adjoindra peut-être, au cours des temps.

— Vous plaisantez, monsieur le professeur !

— Elle s’en est adjoint, déjà. Qu’est-ce donc que les mathématiques ? Ne nous font-elles pas percevoir des vérités qui ne tombent sous aucun autre sens ? Oui, nous devons chercher, aller de l’avant, sans trop savoir — qu’importe ! — où nous allons. Ainsi font les rameurs ; ils tournent le dos à leur destination, se fiant au patron qui tient le gouvernail.

Alors Krantz proféra soudain, sans transition :

— Mais il faut avoir pitié de tous. Même de Dieu.

Effaré, je le regardai. Il m’ouvrait si précipitamment tant de perspectives, les unes rassurantes, les autres suffocantes, que je ne savais plus où j’en étais, ni quelle contenance adopter.

— Monsieur le professeur, dis-je avec beaucoup d’embarras, vous me pardonnerez d’y revenir. Mais je traverse, depuis plusieurs mois, de rudes épreuves — et j’en redoute, hélas ! de plus rudes. — Eh bien, dans ces crises-là, on souhaiterait — oh ! passionnément ! — un point d’appui solide. Et voilà que, vous, le professeur Krantz, vous doutez qu’il en existe d’inébranlable… Les malheureux ont besoin d’un Dieu qui ne soit pas à plaindre, qui ait souffert, mais qui règne maintenant au-dessus de toute défaillance.

— Vous êtes malheureux ? demanda Krantz avec la sérénité médicale du docteur qui s’enquiert : « Pas d’appétit ? Mauvais sommeil ? »