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le professeur krantz

ne sollicitait jamais rien. Travailleur solitaire, il livrait régulièrement à ses confrères les immenses résultats de son labeur. Et nul ne se préoccupait utilement de procurer à ce distrait, à ce songeur silencieux, à ce génie supérieur incapable de gérer quoi que ce fût, un peu de gloire vive et un peu de tranquillité domestique. On me dit, au demeurant, que son kurhaus périclitait. Malgré l’éminente personnalité du chef, le désordre et l’indigence qu’il y souffrait, sans même en avoir conscience, décourageait ses plus fidèles clients. Il n’était pas fait pour les luttes de la vie pratique, et, sans ambition, sans amertume, il n’y prenait part que machinalement, perdu dans ses formidables pensées.

Pour tant qu’il m’intéressât, l’idée d’avoir à l’entreprendre sur des questions qui ne pouvaient manquer de l’importuner ne me souriait pas, J’aurais grand’peine — je le sentais bien — à retenir son attention dans l’ordre terre à terre des agencements mobiliers. C’était toute une besogne, dont j’entrevoyais avec une lassitude anticipée les agaçantes difficultés. J’aurais préféré de beaucoup, surtout ce matin-là, traiter quelque bon trafiquant de thérapeutique, un marchand de soins, d’opérations ou de radiographies, bien pénétré des exigences de son négoce, un docteur doublé d’un hôtelier, que j’aurais reçu comme tel, sans y aller par quatre chemins.

J’étais, en effet, déprimé au delà de toute expression. Les nouvelles de Nice n’avaient apporté à ma mélancolie que l’aliment accoutumé. Et puis le temps se mettait de la partie pour m’abattre, Il faisait sombre. Un brouillard endeuillait d’une fausse nuit la matinée berlinoise. Toute chose, au dehors, avait l’air de son ombre. Ce midi nocturne opprimait ma tristesse.

J’attendis Krantz pendant une heure, à la table du restaurant fameux où nous avions pris rendez-vous. De guerre lasse, je lui téléphonai. Il m’avait oublié.

Peu après, il apparut, à l’étourdie, incertain, timide et brusque — absent. Royalement absent. L’idée ne lui vint pas de s’excuser. Le menu le laissa indifférent. Je crois bien qu’il avait déjeuné chez lui, Dieu sait comment ! À peine s’il but et mangea. Krantz poursuivait simplement ses méditations, ses recherches et me parla sans s’y appliquer, jusqu’au moment où, tout à coup, il m’engloba, moi et ma hantise, dans le tourbillon de ses pensées. Jusqu’à ce moment, je demeurai vis-à-vis d’un être qui se divisait (je ne dis pas « dédoublait » ), qui consentait par bienséance à garder avec moi un rapport de surface, quitte à prononcer de-ci de-là des phrases inintelligibles fusant de ses ruminations et dont il ne remarquait pas la bizarrerie.

Quand il avait pris place devant moi, sur le velours fastueux de la banquette, il avait souri de toutes ses dents admirables, en fixant sur moi un regard frontal, l’un de ces regards de penseur, qui ne vous voient que des yeux mais non de l’esprit. Et il avait fait allusion — je le suppose du moins — au brouillard.

— Alors, dit-il, le monde sera envahi par des ténèbres si épaisses que nulle lampe humaine ne pourra les vaincre et que toute clarté n’éclairera qu’elle-même.

Je ne pouvais que sourire, moi aussi, et c’est ce que je fis niaisement, sans rien entendre à ce semblant de prophétie, qui était peut-être une citation dont j’aurais dû connaître l’origine — qui était, peut-être et plutôt, un reflet sibyllin et chatoyant des profondeurs où Krantz restait enfoui.

Je crus civil et fort à propos de lui donner sur-le-champ l’impression que ce repas ne serait pas un déjeuner d’affaires, mais que les affaires n’en étaient que l’heureux prétexte ; et je lui dis combien j’étais flatté de mon tête-à-tête avec une sommité de la Science, une illustration du siècle.,

— Bah ! fit-il en jetant dans l’espace un geste de mépris.

— Je sais que la renommée ne compte pas pour vous, monsieur le professeur. Cependant…

— Bah ! redit-il. La renommée ! Que de gens l’acquièrent, dans l’exercice de leur état, moins par leurs connaissances techniques que par les idées générales dont ils en décorent l’application ! Qui veut acquérir, de son vivant, une honnête renommée, il lui suffit de connaître son métier ; l’idéologie fait le reste. Pfui ! Pfui ! J’ai toujours eu autre chose à faire que d’agir ainsi et d’astiquer mon nom !… Il