Page:Renard - Le Professeur Krantz, 1932.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
le professeur krantz

et conseillé personnellement. Il en résultait entre nous un je ne sais quoi, un rien qui, d’une nuance assez indéfinissable, facilitait nos relations.

Gêné par mon regard, il reprit avec une certaine précipitation :

— Mesurez la poussée de confiance que vous déterminerez dans l’esprit de Mme Semeur si elle vous voit partir, après cette conversation qu’elle sait très bien que nous avons. Que pensera-t-elle ? sinon que je vous ai dit  : « Vous pouvez vous absenter sans crainte, j’en réponds. »

— Me le dites-vous ? demandai-je âprement.

— Oui…, fit-il d’un ton évasif.

— C’est-à-dire ? Voyons ! la vérité, de grâce ! De quoi répondez-vous ?

Mis au pied du mur, il se recueillit, cligna les yeux et prononça :

— Je réponds de ceci. Dans un an, quoi qu’il arrive, votre femme sera parmi nous — à moins, bien entendu, qu’elle n’ait été victime d’un de ces aléas auxquels chacun de nous est exposé. Elle sera là, encore, et peut-être encore pour de longues, longues années…

Je fis un effort prodigieux.

— C’est bien, dis-je résolument. Puisqu’il en est ainsi, je vous obéirai à tous deux pendant six mois. Dans six mois, je ne céderai plus à personne ; mais demain je partirai pour Paris. Vous me reverrez ici fréquemment, pour quelques heures ; et je veux, chaque jour, un télégramme. Un télégramme précis et sincère, jusqu’à la rudesse.

— Comptez sur moi, dit-il en me serrant la main.

Le lendemain, je tins parole. Mais, à Paris, je ne pus endurer le supplice qui m’attendait. L’absence sinistre d’Albane se creusait en négatif, avec une force extraordinaire, dans l’ambiance de notre vie commune. Tout prenait à mes yeux un aspect funéraire. Le jour était blême, les fleurs étaient hagardes, une étrange gravité s’exprimait partout. Mes amis renoncèrent, avec une promptitude inattendue, à dissiper mon tourment. Seules, mes affaires auraient eu le pouvoir de m’attacher quelque peu ; mais le cadre où je les traitais s’y opposait, de toute la ténacité d’un lieu trop empreint d’habitudes et trop riche de souvenirs.

L’instinct, soudainement, me conseilla de changer d’air, d’aller vivre où rien ne me rappellerait rien et de recourir à la mobilité. Voyager me sembla répondre aux sourdes sollicitations de ma nature surmenée. Je pouvais le faire sans, pour cela, cesser de commercer. Je pouvais parcourir les pays voisins, pour mes affaires, sans manquer ni de recevoir mon télégramme quotidien, ni de me retrouver à Nice environ chaque quinzaine. Je résolus donc de m’adjoindre moi-même au personnel de mes voyageurs. C’est ainsi que je connus le professeur Krantz, de Berlin.

Il dirigeait alors — si l’on peut appeler cela diriger — un kurhaus de moyenne importance, situé dans la Weberstrasse et qui m’était signalé comme une vieille fondation où s’imposait un sérieux renouvellement du matériel.

Je vis là, en effet, l’ensemble le plus démodé, offrant par surcroît tous les indices d’un entretien nonchalant. Et, dans ce vétuste milieu, j’arrivai en présence d’un personnage inoubliable, dont la tenue et la manière d’être correspondaient fort exactement au laisser aller qui l’environnait.

Seulement, on ne pouvait nier que Krantz fût très beau.

Il était d’âge mûr et de haute taille. Sa maigreur osseuse, avec des angles de charpente, carrait les épaules de sa redingote noire. Son visage, entièrement rasé, se découpait puissamment, fendu par une bouche de silence, aux lèvres minces, et illuminé par des yeux incroyablement clairs, embusqués sous un front splendide et vaste. La broussaille des sourcils se mouvait volontiers au-dessus de ces yeux-là, s’abaissant ou se levant, pour enténébrer les orbites ou bien en effacer dans la pleine lumière la cavité, qui est toujours sépulcrale. Le nez court était robuste, admirablement modelé. Sans doute fallait-il attribuer à cette partie du visage l’attrait certain de la physionomie ; sans doute les yeux et leurs parages en faisaient-ils le charme ; car le front, surplombant la douceur rêveuse et si intelligente du pâle