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le péril bleu

— « J’affirme… en vérité… que Tiburce nous sera d’un grand secours. »

Et Tiburce :

— « Écoutez-moi quelques instants. Si vous manquez de foi, c’est que vous ne comprenez pas. Laissez que je m’explique.

» Voyez-vous, monsieur, ma vocation s’est décidée à l’époque où je faisais ma philosophie, — non pas un jour que je piochais quelqu’un de ces scolastiques dont je devais tant chérir les œuvres, — mais un soir que je lisais le conte de Voltaire appelé Zadig ou la Destinée. On y trouve, monsieur, certain morceau qui est comme le prototype de toutes les intrigues policières, où Zadig, quoique n’ayant jamais vu la chienne de la reine, n’en fait pas moins la description frappante au Premier Eunuque, grâce aux vestiges qu’elle a laissés de son passage dans un petit bois.

» Cette lecture m’ouvrit les yeux, et je résolus de cultiver en moi les dispositions à la perspicacité, que je sentais impérieuses et riches, — soit dit sans fausse modestie.

» À quelque temps de là, les contes d’Edgar Poe me tombèrent sous la main ; je fus émerveillé par l’esprit sagace du policier Dupin. Enfin, ces dernières années, toute une littérature s’est mise à fleurir à la suite du Crime de la rue Morgue, de la Lettre volée, du Mystère de Marie Roget, et ma vocation se dessina de plus en plus. À vrai dire, Sherlock Holmes domine cette production comme Napoléon domine l’histoire de son temps ; mais chacun de ces ouvrages a pourtant son importance, et forme un bréviaire du chasseur d’inconnu. Leur ensemble, renforcé de plusieurs traités de logique, compose la bibliothèque du détective amateur ; — et cette bibliothèque, monsieur, ne me quitte pas. »

Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valise qu’il avait dissimulée sous la cloche de son macfarlane, et tira de ses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliés. Il les posa un par un sur le bureau, glissant côte à côte Aristote et Maurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux, Conan Doyle et Condillac, — faisant voisiner le Parfum de la Dame en