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le péril bleu

leur arrivée, deux paquebots seulement appareillèrent, l’un pour Calcutta, l’autre pour Madras. Mon génie familier me souffle : Calcutta. J’y vais, et j’apprends, moyennant finances, que nul débarqué ne ressemble, de près ou de loin, à qui je voudrais qu’il ressemblât. Ayant fumé quelques pipes, je reconnais mon erreur, et pense retrouver la piste à Madras. Je reprends donc la mer, avec un retard considérable. Mais, à Madras, j’ai la satisfaction de reconnaître que mes intuitions ne m’ont pas trompé : deux jeunes Moldaves du sexe masculin viennent de prendre le train pour Bombay, sous le nom des frères Tinska, après avoir séjourné quelques jours à l’hôtel. Il est vrai qu’ils ne viennent pas de l’est et de Singapour, par mer, mais du nord et d’Haïderabad, par terre… Qu’importe ! Tinska, n’est-ce pas l’anagramme de Hatkins moins l’H ?

Je les tenais !

Sans lanterner, je saute dans le rapide de Bombay où je compte pincer Mlle Le Tellier en habit de jeune garçon… Mais là, dans le fouillis de la ville, impossible de retrouver la trace de mes pseudo-Moldaves. — Ce matin, pourtant, après un millier de démarches et de rebuffades (car je n’ai pas cet aspect de Sherlock Holmes qui force l’admiration et la déférence) j’ai su, de l’agence Cook, qu’une société grecque composée de quatre personnes (deux jeunes ménages), les Yéniserlis et les Rotapoulo, viennent de s’embarquer pour Bassora (au fond du golfe Persique). De Bassora, ils comptent remonter la Mésopotamie et gagner Constantinople à travers les terres, pour ensuite rentrer en Grèce. — Je suis sûr que les Monbardeau-d’Arvière ont rejoint Hatkins et Mlle Le Tellier, et que les quatre Grecs ce sont eux ! Ils ont fourni à l’agence un luxe de détails inouïs sur tout ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Ils se sont dit : « Tiburce ne croira jamais que c’est nous, puisque nous ne dissimulons rien. » Et en effet, ils ne cherchent pas même à masquer qu’ils sont deux hommes et deux femmes !… Tout autre que moi aurait abandonné cette piste trop claire. À bon chat bon rat ! Je les vaux bien, et ce soir je file sur Bassora.

La superbe randonnée ! J’ai fait, par l’Amérique, le Japon et l’Indo-Chine, plus de la moitié du tour du monde. Avant qu’ils n’aient bouclé la boucle, je les aurai rattrapés. J’ai conscience de les avoir talonnés, traqués, si implacablement, qu’ils n’ont pu s’arrêter comme ils le voulaient, et que je les ramène au lancer, en Europe, où nous serons leurs maîtres !

Sursum corda, cher ami !

À toi en toute affection ; et que Mademoiselle d’Agnès veuille trouver ici les hommages de son dévoué

Tiburce.