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le péril bleu

Quant aux « Étranges déprédations », elles ne sont peut-être en effet qu’une mauvaise plaisanterie. Oui, mais bigrement mauvaise ! C’est quelque chose comme — en grand — une maison hantée. La campagne hantée, quoi ! Et sais-tu comment nos villageois, imbus de superstitions, nomment leurs mystérieux tourmenteurs ? Devine ? un mot de patois… Des Sarvants, parbleu ! Des fantômes !… Et de fait, les malandrins sont insaisissables et ne laissent de trace que la trace même de leurs délits. D’où, tu peux l’imaginer, une assez forte appréhension, qui s’étend à mesure que les pillages nocturnes se multiplient.

Car cela continue (tu as dû l’apprendre par le Lyon Républicain), et les villages de Remoz et de Mieugy, entre Seyssel et Corbonod, ont subi, chacun à son tour, leur petite brimade nocturne.

Lorsque j’ai reçu ta lettre comme par un fait exprès, on venait de m’appeler près d’une malade d’Anglefort. Je m’y suis rendu avec ma 9-chevaux, et j’en ai profité pour pousser jusqu’au théâtre de la beffa, comme disent les Italiens.

À parler franc, les dégâts sont de piètre conséquence et plus vexatoires que réellement dommageables. Mais ils n’en restent pas moins bizarres et commis avec un luxe de particularités burlesques voulant avoir l’air surnaturelles, bien faites pour frapper l’imagination de mes concitoyens. — Un point remarquable : ce sont des vols. Où la main des chenapans s’est posée, sans exception il manque un objet. Non contents d’abîmer un cadran d’horloge, ils en chipent les aiguilles. On ne retrouve pas les branches coupées, les légumes arrachés, l’enseigne dépendue, rien. Ce sont des vols, et souvent de choses inutilisables. Que ferait-on d’un vieux drapeau ? de rameaux à peine feuillus ? d’une moitié de bicyclette jetée aux ordures ?… Il est vrai qu’on a dérobé des pelles, des hoyaux, des bêches et, ce qui est plus grave, des animaux : un chat et une biquette. Mais j’ai le pressentiment que tout sera restitué une fois la comédie terminée, ou, si tu préfères, une fois la vengeance exercée. Exercée… par qui ? Dans le pays, on ne devine pas. Les populations ne se connaissent pas d’ennemis. Et alors, en désespoir de cause, on admet la possibilité de quelque vindicte d’outre-tombe : une levée en masse de revenants, une invasion de Sarvants ! C’est fou ! mais que veux-tu : tout cela se perpètre la nuit, avec de ces raffinements puérils que l’on a coutume d’attribuer aux spectres ; et puis, le matin, nulle empreinte de pas ! nul vestige d’une présence quelconque !

Au surplus, on a vite observé que la plupart des vols étaient commis à des hauteurs où la mode n’est pas de