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le docteur lerne, sous-dieu

j’aperçus enfin, nuée vague et très éloignée, les hauteurs de l’Ardenne.

Le soir tombe. Voulant toucher le but avant la nuit, je donne tout le gaz. L’automobile ronfle, et sous lui la route s’engouffre vertigineusement ; elle me semble entrer dans la voiture pour s’y enrouler, comme les mètres de ruban souple se bobinent dans leur barillet. La vitesse fait siffler à mes oreilles son vent de rafale ; un essaim de moustiques me crible le visage, en grains de plomb, et toutes sortes de petites choses crépitent sur mes lunettes. J’ai maintenant le soleil à droite. Il est sur l’horizon ; les côtes de la route, m’abîmant puis me rehaussant très vite, l’obligent plusieurs fois de suite à se coucher puis à se relever pour moi. Il disparaît. Je file sous la brune tant que ma brave machine peut tourner, — et je ne crois pas que la 234-XY ait jamais été dépassée. — Cette allure met l’Ardenne à une demi-heure. La nuée prend déjà une teinte verte ; une couleur de forêt, et mon cœur a sursauté. Quinze ans ! voilà quinze ans que je ne les ai pas vus, les chers grands bois ! mes vieux amis de vacances !

Car c’est là, c’est dans leur ombre que le château se dissimule au fond de sa cuve énorme… Je me la rappelle fort nettement, cette cuve, et j’en distingue déjà l’emplacement : une tache sombre l’indique. En vérité, c’est le ravin le plus extraordinaire ! Feu Lidivine Lerne, ma tante, éprise de légendes, voulait que Satan, furieux de quelque mécompte, l’eût creusé d’un seul coup