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le docteur lerne, sous-dieu

d’une dissertation, si de tels morceaux ne rompaient maladroitement le cours d’un récit, d’une digue superbe mais intempestive.

Sur le moment, dépité de l’accueil des trois dames cornues et ne souhaitant leur commerce que d’une ardeur valétudinaire et d’un élan trébuché, je me mis à brouter pacifiquement l’herbe du pré.

Là débute une période intéressante au premier chef : celle de mes observations sur mon nouvel état. Elles m’occupèrent tellement, que je parvins à considérer le corps du taureau comme un endroit de voyage, une station d’exil, certes, mais une station inexplorée et pleine de surprises, dont le hasard me tirerait peut-être. Car il suffit qu’un lieu ne soit pas déplaisant pour qu’on envisage le risque d’en être expulsé.

Tant que dura cette accommodation de mon esprit d’homme avec les organes de la bête, je fus réellement assez heureux.

C’est qu’en effet un monde tout neuf venait de se révéler à moi, brusquement, avec le goût des simples que je paissais. De même que mes yeux et mes oreilles et mon museau envoyaient à ma cervelle des visions, des auditions et des olfactions inédites, ma langue aux papilles étrangères devait me fournir des sensations gustatives fort originales. Les simples dégagent d’innombrables saveurs dont nos palais humains ne se doutent pas. La cuisine du gastronome ne saurait lui donner autant de plaisirs avec douze services que