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son rôle et celle de le mal jouer. Au bord de sa chaise, prêt à se lever, flatté comme l’artiste célèbre auquel on demande « ne serait-ce qu’un couplet », il jouissait des yeux fixés sur lui, des bouches entr’ouvertes, des mains tendues et frémissantes.

— Soit, dit-il, puisque vous l’exigez !

Il ôta son paletot et l’écarta soigneusement sur le dossier de sa chaise.

— Je réclame votre indulgence, dit-il, pour trois raisons. D’abord ma femme exagère ou se trompe peut-être. En second lieu, je n’ai pas encore exécuté l’orang en public. Enfin, et ceci vous surprendra, je vous affirme que, de ma vie, je n’ai vu d’orang !

— Vous en avez plus de mérite, lui dit-on.

Il y eut un remuement de sièges. On se prépara à la peur. Les dames se serrèrent, coude à coude, autour de la table, et les messieurs, nerveusement, sucèrent leurs cigarettes, s’enveloppèrent de fumée.

— Que je quitte au moins mes manchettes empesées, dit M. Bornet. Elles me gêneraient !

— Allez, allez donc, je vous supplie ! dit une femme exaspérée, déjà pâle.

M. Bornet commença.

Ce fut un désastre. Dès le premier geste, comme une tête de chardon sous une chiquenaude, l’illusion éparpillée s’évanouit. Le gros homme s’épuisait en contorsions vaines. Il grimaçait, suait, agitait ses bras lourds, empêchait son gilet de remonter, et sa montre, projetée hors du gousset, sautillait d’une jambe à l’autre.

Quel ridicule ! Ça un orang ! Un vilain singe au plus, inoffensif et vulgaire. Les femmes se pinçaient,