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— Patience, grands enfants, répond M. Bornet avec calme. Moi, j’aime que la nature suive son cours. D’ailleurs, je suis en mesure de vous affirmer que le bouchon travaille. Ce n’est qu’une affaire de temps, et dès qu’il aura parti, vous n’y penserez plus.

Bien qu’on le traite d’affreux homme, de monstre, il garde la sérénité de sa face. Il organise l’angoisse. Il n’agit plus sur le bouchon que par l’influence d’un regard fixe. L’anxiété atteint ses limites. On dirait que, cédant aux genoux qui tamponnent, aux abdomens gonflés, aux bras raidis, la table garnie va sauter au plafond.

— Il est à gifler, dit Mme Bornet. Tu nous exaspères. On se trouverait mal. Donne-moi cette bouteille.

— Veux-tu lâcher ça, dit M. Bornet, ou je renfonce le bouchon !

— À mon secours ! crie MmeBornet.

— Veux-tu lâcher ça, ou tu recevras de cette fourchette sur les phalanges !

Mme Bornet a raison, dit l’ancien militaire excité. Parfaitement ! Vous vous jouez de nous. Honneur aux dames ! Passez la bouteille tout de suite.

Et déjà il l’empoigne.

— Vous ne me l’arracherez pas, dit M. Bornet, à moins de me casser les doigts.

— Est-il têtu ! disent les invités qui se lèvent décidés, sérieux. Et la bouteille disparaît jusqu’au col, sous les mains qui s’abattent, qui l’étreignent. Les moins promptes s’accrochent encore à des poi-