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LES SOULIERS


Au réveil, Lebleu s’aperçoit que ses souliers ne sont plus là. On ne le laissera donc jamais tranquille ! Il ne s’emporte pas, il n’agite pas sa baïonnette en criant : « Mes souliers ou je crève un ventre ! » Il se lève, s’habille, et, pieds nus, se prépare, comme les autres pour la revue.

Les hommes de la chambrée l’épient et sifflent des airs. Ils riront tout à l’heure ; ils n’auront jamais tant ri.

Or Lebleu, penché sur ses courroies, astique, indifférent, s’abrutit avec la conscience d’un futur premier soldat, et transforme son ceinturon en pur miroir.

Le voilà prêt. Il ne lui manque que ses souliers. Peut-être paiera-t-il un litre à qui les lui rendra ! Les camarades s’impatientent, tiennent mal en place, car l’imbécile, décidément, refuse de gueuler.

Afin d’exciter sa rage, ils rient d’avance.

Mais Lebleu leur prouve qu’on le croit moins bête encore qu’il ne l’est.

L’heure de la revue va sonner. Toujours calme, il prend ses brosses, sa boîte de cirage, et se met, sans rien dire, à cirer ses pieds nus.