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fumées, j’ai pleuré pour tout le temps que j’avais passé sur terre sans pleurer.

Ensuite… Ensuite, il a fallu descendre, feindre la surprise, doser l’indifférence, et se taire. Toujours se taire !


L’automne s’avançait ; il était donc naturel que Mme Fontan et sa nièce quittassent notre bourgade champêtre pour retourner vers les villes. On s’étonna seulement qu’elles fussent parties si vite, « à l’anglaise », sans même assister aux funérailles de Jean. Mme Lebris, honteuse de l’affront, publia qu’une lettre les avait rappelées d’urgence en Artois.


Que penser ? Que penser aujourd’hui ?…
Parfois, je me dis qu’elle ne m’aimait pas. Je me déchire l’âme à me convaincre qu’elle a joué la comédie la plus féroce, allant jusqu’à me suggérer ce forfait : abréger les jours de Jean Lebris !… Mais quand je repasse, heure par heure, notre vie ; quand j’évoque le souvenir — irrémédiablement chéri — de ses regards, de ses sourires, de ses baisers et de ses larmes, je ne peux plus, je ne peux plus y voir autant de mensonges et de vilenies ! Non, non, n’est-ce pas ?… Fanny, toi qui sans doute ne t’appelles pas Fanny, toi qui ne fus ici — oh ! Dieu ! — qu’une espionne sous un faux nom, — n’est-ce pas qu’il ne faut pas croire à la félonie de tes yeux ? N’est-ce pas que tu ne m’as pas trompé dans le domaine du cœur ? Ton odieuse mission, ah ! je veux qu’on te l’ait imposée de force ! Ne l’as-tu pas remplie sans verser une goutte de sang ? La douce faiblesse de Jean Lebris n’a-t-elle pas su gagner ta pitié, puisque tu l’as laissé s’éteindre lentement ? — On m’objectera que rien n’aiguillonnait ta hâte ; que, sûre de sa mort prochaine, il te suffisait, jusque-là, de veiller sur l’œuvre diabolique de Prosope… Mais d’autres diraient aussi que tu avais des raisons moins froides pour prolonger ton séjour parmi nous, — des raisons qui me font lâchement espérer je ne sais quel avenir de retrouvailles, d’indigne pardon et de bonheur quand même ! Car moi, Fanny, moi qui possède une part du secret que tu sers, moi qui détiens dans mon coffre, en grimoires incomplets, un peu du trésor de ton maître, — Fanny, m’aurais-tu épargné, si tu ne m’aimais pas ?… »


MAURICE RENARD.