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kilomètres de route étaient peuplés de marcheurs. Vous étiez venue dans la limousine des La Hellerie ; je vous avais dépassés, sur ma torpédo, à la hauteur de Chaufour… Et le « clou » du gymkhana, le concours d’autos, Fanny, vous en souvenez-vous ?

Nous étions sept concurrents, chacun accompagné d’une jeune fille. J’étais sûr, d’avance, que vous déclineriez les offres des six autres, pour venir vous asseoir auprès de moi, derrière le pare-brise de ma torpédo. Quelle joie vous m’avez faite, pourtant, en répondant à ma certitude !

Nous étions sept, qui devions lutter de lenteur, jouter d’adresse à travers un labyrinthe de quilles, nous tenir en équilibre sur un pont basculant comme une balançoire, dessiner des chiffres en marche-arrière, courir à la montre sur cent mètres de route dix fois parcourus dans un sens et dans l’autre…

Je vois encore la noble esplanade du château. J’entends les acclamations qui saluaient mes modestes victoires… On nous couvrit de fleurs… En regagnant le parc des voitures, je comprenais que la sympathie publique nous enveloppait tous deux, nous associait. Je lisais sur les physionomies une pensée unanime. On disait : « Le beau couple ! » sur notre passage. Un enthousiasme sagace nous fiançait… Vous étiez divinement jolie ; vous aviez le teint animé, l’œil brillant. Vous laissiez voir tout le plaisir que vous preniez à ce petit triomphe. Il s’y mêlait un peu d’énervement, le tournoi sportif ayant eu ses vertiges, ses crispations, ses transes… Il me semblait que j’avais gagné deux prix au lieu d’un !

Nos amis, gentiment complices, affectueux et rieurs, nous forcèrent à revenir ensemble dans ma torpédo garnie de roses. Une conspiration spontanée s’était ourdie. On aurait juré que notre destin venait d’apparaître à tous, et que chacun voulait contribuer à son avènement.

Nous glissions doucement sur la route ombragée. Le pare-brise, dans son cadre enguirlandé, me renvoyait votre image assombrie. Sous prétexte d’éviter la poussière des autres voitures, je pris un chemin détourné. Quelqu’un m’a dit qu’on nous voyait, de loin, fuir à travers les champs comme un buisson échappé d’une roseraie. Bientôt on ne nous vit plus.

Alors je pris votre main nue, et, comme vous la laissiez dans la mienne, je la portai jusqu’à mes lèvres… où je n’eus pas besoin de l’appuyer.

Vous m’aimiez !… Ah ! il y avait un Dieu, ce jour-là !

Vous m’avez regardé. Je frissonnai. Notre silence valut un serment…

Quelques minutes après, je vous disais :

— Voulez-vous : nous nous marierons le mois prochain ?

Réveillée brusquement, vous vous êtes écriée :

— Oh !… Non. Nous ne pouvons pas…

Je m’étonnai :

— Pourquoi ?… Nous sommes libres. À quoi bon retarder ?… Et puis, voyez-vous, je voudrais tant que Jean Lebris fût encore là !

— Jean Lebris ! fîtes-vous. Mais… précisément… c’est à cause de lui…

Vous me considériez d’un air surpris, et moi je vous interrogeais d’un regard effaré.

— Je crois… Je crois qu’il ne faut rien dire, — murmuriez-vous, les yeux baissés.