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Comme on le verra dans mon mémoire, j’employais Jean Lebris à deux fins, que voici :

Je me servais de son intermédiaire pour observer visuellement, l’un après l’autre, les phénomènes électromagnétiques. Mes études antérieures n’avaient pas fait de moi un spécialiste de l’électricité ; mais je me procurai les ouvrages les plus récents, je fis l’emplette de plusieurs appareils ; sous couleur de m’instruire, j’obtins l’autorisation d’approcher, avec Jean Lebris, les dynamos et les transformateurs de l’usine pour la captation de la force hydraulique de la Saône ; enfin, le souvenir aidant, nous pûmes reproduire, à quelques-unes près, les expériences mêmes du Dr Prosope.

La collaboration de Jean ne m’était pas moins précieuse dans l’exercice de ma profession. Placé dans la chambre voisine de mon cabinet de consultations, il distinguait, par delà le mur, le système nerveux de certains malades que je trouvais bon de soumettre à cet examen électroscopique ; et plus d’un guérit, grâce aux indications qui me furent données de la sorte.

Malheureusement, force m’était de borner mes travaux à l’utilisation de l’œil scientifique, sans pouvoir les étendre à l’étude mille fois plus captivante de cet œil lui-même. Sur ce point, Jean se montra toujours irréductible, s’insurgeant contre toute tentative d’investigation. « Quand je serai mort ! » répétait-il. « Quand je serai mort, vous aurez toute latitude… »

Cette phrase m’était si pénible, que je finis par ne plus insister. D’ailleurs, les yeux artificiels étaient difficilement accessibles… Il y avait bien un moyen… Mais j’en parlerai tout à l’heure.

Ainsi, l’esprit heureux et le cœur enfiévré d’espoir, je vécus des semaines intenses, oubliant parfois, dans mon égoïsme, que les jours de Jean Lebris étaient comptés, — l’oubliant avec d’autant plus d’aisance que la vie lui était aimable et que son mince visage s’éclairait d’un bonheur que rien ne paraissait troubler, ni l’approche du terme inexorable, ni la privation de la vraie vue, ni l’existence menaçante du terrible Prosope.

Celui-ci, du reste, ne rappelait nullement qu’il existât. Une surveillance attentive, voire soupçonneuse, ne me procurait aucun indice du plus faible danger. Les docteurs mystérieux, rebutés par les difficultés de l’entreprise, ou confiants peut-être dans le mutisme de Jean, semblaient avoir pris leur parti de sa fuite. — Par ailleurs, nos précautions ne se relâchaient pas, en ce sens que Jean, toujours armé, ne sortait plus jamais seul, et que, pour être devenue une habitude, ma vigilance n’en restait pas moins policière.

Jusqu’au gymkhana du baron d’Arcet, nul événement digne de mémoire ne se produisit. Encore, l’épisode que je vais retracer fut-il un événement sentimental, qui me resta personnel et passa inaperçu.


Si Dieu existe, Dieu m’est témoin, Fanny, que je n’avais pas l’intention de vous déclarer mon amour ce jour-là plus qu’un autre. Oh ! je sentais bien que le moment approchait ! Je sentais bien que tout m’encourageait à vous aimer : vos regards contents, vos sourires amis, des joies, des déceptions que je voyais passer sur votre front…, mille choses, mille riens. Tout !… Mais cela même était si bon !… Et puis, au fond, oui : j’avais peur. À mon âge, on sait déjà tant de pauvres histoires…, on a déjà vu tant d’amoureux s’égarer cruellement !

Il y eut ce gymkhana dans ma destinée.

Vous rappelez-vous comme il faisait beau ? C’était le dimanche 1er septembre. Toute la population de Belvoux s’était portée vers le château d’Arcet. Les trois