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VIII. —

GYMKHANA



C’est la première fois que je m’avise d’écrire un récit. Je viens de relire ce qui précède, et je reste confondu d’avoir si mal exécuté ma tâche. Je voulais composer une relation simple et brève, photographique. Malgré moi, je me suis étendu complaisamment tantôt sur mes amours, tantôt sur le prodige du sixième sens. Pourtant, je ne dois ouvrir mon cœur qu’autant que l’exige la clarté de l’histoire, et ce n’est pas ici qu’il convient de parler des courants de Foucault, de self-induction et d’hystérésis, car mon mémoire technique contient là-dessus tout ce que Jean Lebris a pu me faire connaître par le secours de ses yeux-électroscopes.

Je m’efforcerai, dorénavant, de serrer de plus près ma ligne de direction.

Les semaines qui suivirent la confession de Jean Lebris m’ont laissé le souvenir d’une période singulièrement ardente et pleine. Amour, amitié, dévouement au malade, curiosité scientifique, j’avais plus d’une raison pour m’associer à l’existence de mes voisins. Aussi, en quelques jours, étions-nous devenus inséparables. Mais je me rappelle combien il m’était difficile de répartir également mes assiduités et de cacher sous l’apparence d’une galanterie banale les hommages d’une passion sans cesse grandissante. Mme Fontan et Mme Lebris, s’étant prises d’affection, ne se quittaient guère. Fanny, libre de toute contrainte, avide de mouvement comme de charité, toujours prête au bien et au plaisir, partageait son temps entre l’aveugle, le sport et les parties que nous organisions.

Cependant, toutes les portes s’ouvrirent devant sa grâce, sa belle humeur et son infortune ; de nombreuses invitations l’assaillirent. Elle y céda.

Or, il faut savoir qu’en été l’humble Belvoux devient un endroit fort mondain, à cause des maisons de campagne et des châteaux qui l’avoisinent. Le dimanche, la sortie de la messe rassemble toutes sortes d’élégances, et la file des autos s’allonge jusque sur le Cours. Moi-même, assez sportif et loin de mépriser les joies du siècle, j’ai toujours fréquenté sans ennui tout ce beau monde, où je tiens ma petite place de médecin scrupuleux, capable de faire figure à une table de bridge ou devant un filet de tennis.

Mlle Grive fit sensation. C’était à qui la convierait.

Je ne m’en plaignais pas. La plupart du temps, Mme Fontan demeurait au logis en l’absence de sa nièce, si bien que Fanny Grive et moi nous trouvions seuls parmi les réunions, et qu’il en résultait une sorte d’intimité dont la sensation m’était des plus douce.

Quant à Jean Lebris, inutile de dire qu’il fuyait comme la peste toute occasion de démentir sa sauvagerie. Pour l’apprivoiser au profit de la charmante réfugiée, il n’avait fallu rien moins que l’irrésistible séduction de Fanny, sa bonté serviable, son entrain communicatif, ce bon-garçonnisme si exquis dans une jeune fille douée d’un pareil éclat. Il aimait la voix de sa lectrice, la gentillesse prévenante de son guide ; mais, infirme et farouche, il repoussait toujours nos instances quand nous parlions de le conduire à quelque petite fête.

Malgré toute la violence de l’amour qui m’envahissait, Jean Lebris tenait une grande place dans ma vie. Je le soignais de tout mon cœur et de tout mon savoir, et sa gratitude se manifestait par la complaisance avec laquelle il se prêtait à mes études expérimentales.