Page:Renard - L’Homme truqué, 1921.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’avais pas encore acquis le sens de la perspective, la notion de profondeur. Les lignes me semblaient toutes à la même distance, situées dans un seul plan vertical, tracées — je le répète — comme sur un tableau noir ; et, comme le nouvel aspect des choses en faisait pour moi des choses nouvelles, parfois méconnaissables, je ne discernais d’abord que leur grandeur ou leur petitesse apparentes, sans pouvoir conclure à leur inégalité réelle ou à leur éloignement respectif.

« Mais, si réduit que fût encore pour moi le monde électrique, il n’en constituait pas moins un spectacle lumineux obligatoire. Je n’avais pas le moyen de m’en priver en abaissant sur lui mes paupières, que les radiations électromagnétiques traversaient comme rien ! J’étais condamné à voir sans cesse devant moi ces feux inexorables, ondés d’assombrissements et d’éclats qui en rendaient la perception des plus fatigante. Autrement dit, j’étais condamné à ne plus dormir !

« Et c’est par là que ce diable de Prosope eut raison de mon entêtement. Il me vainquit par le sommeil.

« Après trois jours d’insomnie, la fantasmagorie des lumières ayant peut-être triplé, Prosope me vendit, contre la promesse de parler, une paire de lunettes compactes. Elles étaient faites d’une superposition de divers isolants qui, chacun remplissant sa tâche, interceptaient finalement toutes les radiations.

« Je dormis d’abord. Puis, loyal, je parlai.

« Plus de noir, maintenant. Un éclairage général. Un éclairage dégradé, avec des zones tour à tour ardentes ou crépusculaires. Une luminosité universelle, éternellement ondulée ou frissonnante, dont la couleur passait du bleu le plus aigu au rouge le plus acide, par l’intermédiaire de tous les violets imaginables. À la vérité, le violet régnait presque uniquement ; mais le rouge dominait dans le ciel, et le bleu sur la terre. Il y avait entre eux un perpétuel échange, un va-et-vient d’effluves ; et dans l’espace c’était une propagation continuelle de rides immenses qui se coupaient et s’entrecoupaient infatigablement, tandis que des halos gigantesques y faisaient des taches sans limite, frémissantes de vibrations centrifuges. Le noyau de l’un d’eux m’apparaissait au-dessous de l’horizon, à travers l’épaisseur translucide du globe terrestre, comme un foyer de saphir en ignition ; et mes électroscopes avaient une tendance extraordinaire à se tourner vers lui.

« — C’est le Pôle magnétique, me dit Prosope ; et les autres halos, ce sont des champs électromagnétiques. Mais sous vos pieds, Lebris, qu’est-ce qu’il y a ?

« — Les étages de la maison : des plans à peine teintés, des lames de brouillard violet. Quelqu’un est couché dans la chambre au-dessous…

« — Mais plus bas, la terre, la planète…

« — Un abîme où tremblent des brumes, où des points plus denses mettent des lumières plus vives… La surface, surtout, condense le fluide.

« — Sans doute. Et autour de nous ? La forêt…

« — Une mousse pâle, couleur fleur de pêcher, presque insaisissable… Ah ! la mousse s’allume, pétille, s’agite, s’affirme… C’est le vent qui s’élève, n’est-ce pas ? Tout flamboie doucement. Des panaches phosphorescents se poursuivent le long des murailles. L’air lui-même s’emplit de traînées. Je vois le vent !

« — Et quand je bouge, moi ?

« — Tout ce qui bouge s’entoure d’une auréole éphémère, et laisse un court sillage déchiqueté, une frange de lueurs…

« — En face de nous…

« — Je vois un pavillon. Transparence lilas. Les angles, les arêtes sont beaucoup plus accentués que tout le reste. D’admirables aigrettes azurées s’échap-