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VII. —

L’ÉVASION DE L’HOMME TRUQUÉ



Pendant que Jean Lebris me racontait sa prodigieuse aventure, la nuit s’était épaissie et, la tension électrique s’étant maintenue, les yeux du conteur faisaient dans les ténèbres fluidiques deux clartés froides et sans rayonnement.

— Votre mère va s’inquiéter, lui dis-je. Partons. L’obscurité affaiblit-elle votre vision ?

— Du tout ! Le jour et la nuit ne sont plus pour moi qu’une nuance assez inexprimable… Vous venez ?

Ce fut lui qui me guida ; car, avec mes yeux faits pour la lumière visible, je n’y voyais goutte.

— Alors, vous m’avez joué la comédie, mon petit Jean, lorsque vous tâtonniez…

— Oh ! oui et non. Dans certaines conditions atmosphériques, je suis loin d’être aussi perspicace que ce soir ! Un temps sec, pour moi, est un temps sombre… Mais, je le confesse : j’ai parfois dissimulé… Laissons cela, — dit-il non sans confusion. — Je reprends le fil de mon histoire. Tout en marchant, voulez-vous ?

Si je voulais !

— J’en étais resté à cet accès de chagrin rageur… Pour refouler mes larmes, je tournais furieusement mes poings dans mes maudits yeux et je les y enfonçais sans aucune précaution ; si bien que Prosope m’avertit de mon imprudence. À me frotter de la sorte, je risquais de compromettre son œuvre. L’opération était trop récente…

« Il disait vrai. Mes frictions inconsidérées avaient dérangé je ne sais quoi, déréglé quelque minutieuse concordance. Maintenant, au lieu d’un seul Prosope spectral, j’en apercevais deux qui se « chevauchaient ». Mes électroscopes s’étaient mis à loucher !

« Cet incident refroidit mon exaltation, et je pris conscience du bonheur relatif dont j’étais le bénéficiaire contraint et forcé. L’idée de perdre cette espèce de deuxième vue, cette faculté de remplacement, me fut pénible. Mais le sentiment de ma dignité me retint d’avertir Prosope de ce qui venait de se produire, et de lui demander ses soins. J’espérais que le strabisme se dissiperait, — ce qui arriva fort heureusement. Quelques heures plus tard, la conjugaison des deux électroscopes s’était rétablie d’elle-même.

« Prosope, de guerre lasse, m’ayant abandonné à ma mauvaise humeur, je pus à loisir contempler le nouveau visage que m’offrait le vieux monde.

« À ce moment, en comparaison avec ce qui se montre à moi aujourd’hui, je découvrais réellement peu de chose, et mal. Car, il faut que vous le sachiez : depuis leur insertion dans mes orbites, depuis leur incorporation à mon organisme, mes yeux scientifiques n’ont cessé d’acquérir plus de pénétration. Ainsi, ce soir-là, le fond de la scène était encore obscur. Cela ressemblait un peu à une illumination nocturne, pour une fête, quand les maisons dessinent sur la nuit des traits de feu et qu’on n’aperçoit de leur masse qu’une lueur… Et puis, je