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que la lumière. Quelle beauté ! Quand je vous aurai dit que, grâce à vous, le premier pas vient d’être fait dans cette voie éblouissante, — quand j’aurai ajouté que la Science actuelle tend à considérer l’électricité comme étant la matière même, le principe de tout, — Lebris, ne serez-vous pas fier de votre mission ? »

« — Vous auriez dû me prévenir, bougonnai-je. Je suis un soldat prisonnier ; vous m’avez traité comme un esclave. D’ailleurs, je ne vois presque rien.

« — Vous verrez de mieux en mieux. Ayez de la patience. Décrivez-moi cependant… Je vais prendre des notes.

« — C’est inutile, je ne vois rien, dis-je fermement.

« — Comment ! Qu’est-ce qui vous prend, Lebris ?…

« Je ne vois rien, répétai-je. Vous vous êtes trompé, mon cher. Vous avez abusé indignement de mon malheur et de ma situation. Je vous considère comme des canailles, vous et vos complices. On ne traite pas ainsi un homme libre, un citoyen français. Peine perdue ! Vous ne saurez rien. Ah ! ces messieurs font des expériences sur leurs semblables ! Eh bien ! sachez-le : je ne parlerai pas plus que le pauvre chien que vous auriez ficelé sur une planche et truqué à coups de bistouri. Je ne vois rien, vous dis-je !

« — Mais, Lebris, vous êtes fou ! Mon ami ! Allons ! Nous vous associons à nos nobles travaux, et…

« — Assez ! Assez d’hypocrisie ! Laissez-moi mes yeux-électroscopes ou enlevez-les-moi, mais je vous enjoins d’avoir à me diriger immédiatement sur un camp de prisonniers français. Tout ce qui se passe ici viole le droit des gens !

« — Nenni, nenni, prononça le docteur avec un calme irritant. Vous ne nous quitterez pas de la sorte. Vous ne nous quitterez jamais…

« — Plaît-il ?



Nous avons besoin de vous. J’espérais que vous seriez assez intelligent pour mettre l’amour de la Science au-dessus de tout. J’espérais que la joie de n’être plus aveugle, au sens propre du terme, et aussi l’enivrement de spectacles nouveaux, compenseraient pour vous l’ennui d’une existence sédentaire…

« — Je ne dirai jamais rien de ce que je verrai ! clamai-je.

« — Si. Au bout de quelque temps.

« — Vous pourrez me torturer…

« — Ah ! fi, Lebris ! Pour qui me prenez-vous ! On vous traitera toujours avec les égards qui sont dus à votre remarquable propriété…

« — Mais enfin, vous aurez certainement d’autres sujets que moi dans le même cas ?

« — Peut-être bien. Nous n’en aurons jamais assez… Voyons, Lebris, pas de nerfs ! pas de nerfs !… Apprenez que vous êtes mort pour tout le monde. Madame votre mère sait — ou saura bientôt — que son fils a donné sa vie pour son pays. Il y avait du désordre à l’ambulance ; un infirmier s’est trompé d’étiquette… Vous qui chérissez la tranquillité, vous serez très heureux avec nous !

« Je tremblai de colère.

« — Sale Boche ! Sale Boche ! Tu ne sauras rien !

« L’autre se mit à rire, — ce qui donnait à sa nervure un aspect dansant.

« — Mais je ne suis pas Boche ! se récriait-il. — Ah ! voici qui est intéressant. Notons-le.

« Ce qui était « intéressant », c’est que les électroscopes ne m’empêchaient pas de pleurer. »