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» Remarquez-le : au lieu de mettre l’électroscope à la place de l’œil, on pourrait parfaitement le substituer (mettons) à l’oreille. On pourrait le relier au nerf auditif plutôt qu’au nerf optique ; et alors l’opéré entendrait les phénomènes électromagnétiques, au lieu de les voir. Pour comprendre à quel point le nerf optique était indiqué entre tous autres, il suffit de songer un instant ; il suffit de se rappeler que la vue est notre sens principal, et que l’électricité offre avec la lumière bien plus d’analogie qu’avec le son, l’odeur ou la saveur.

» C’est pourquoi nous avons demandé à nos amis du front de nous envoyer des blessés aveugles, pour nos expériences. Vous n’en êtes pas moins le premier, Lebris ! le premier homme qui ait soulevé le sixième voile de la Nature ! »

« Le Dr  Prosope se tut, après avoir prononcé d’un ton orgueilleux cette phrase emphatique. Sa victoire le transportait ; je voyais son système nerveux se moirer de luminescences.

« Moi, je restais confondu. D’abord, il me déplaisait de jouer le rôle passif d’un sujet de laboratoire, j’en étais honteux ; cet homme m’avait rabaissé au rang des cobayes. S’il s’était servi d’un être humain, au lieu d’un animal, c’est uniquement parce qu’il avait besoin que son patient lui fît part de ses impressions !… Ensuite, je vous l’ai dit : après avoir accepté la cécité, j’avais aspiré recouvrer la vue, et ma déception me laissait triste et morne. Je n’ai rien d’un explorateur, moi, et voilà que je me trouvais tout à coup arraché à mes vieilles habitudes, jeté, seul, — seul de tous les hommes, — au sein de régions physiologiques inexplorées !… Un phénomène, moi ! Jean Lebris, un être à exhiber ! Ah !…

« — Vous ne dites rien ? reprit Prosope.

« — J’aurais mieux aimé voir, lui dis-je avec humeur. Revoir, comme avant. Puisque vous êtes capable d’inventer des yeux extraordinaires, ce serait un jeu pour vous de fabriquer des yeux ordinaires, de reproduire la Nature, de rendre aux aveugles la faculté qui leur manque si cruellement.

« — C’est une conception étroite et égoïste, un point de vue mesquin. Pouvez-vous comparer la guérison d’un infirme — un raccommodage — à l’extension de la puissance humaine ? Nous ne sommes pas des rebouteux, nous sommes les pionniers de la plus grande humanité !… Au surplus, Lebris, il faut savoir que ces appareils électroscopes, dont vous êtes muni, ne sont pas autre chose au fond, que des yeux… Mais oui. Tout à l’heure, je parlais d’analogie entre la lumière et l’électricité. L’expression est insuffisante…

» La lumière et l’électricité sont identiques. Ce que nous appelons « lumière » n’est qu’une électricité dont les oscillations sont assez rapides pour influencer la rétine. Ce que nous nommons « électricité » n’est qu’une lumière dont les oscillations sont trop lentes pour que notre œil puisse les capter. On est arrivé à produire des courants électriques de cinquante milliards d’oscillations par seconde ; qu’on parvienne à rendre ces oscillations dix mille fois plus fréquentes, les ondes lumineuses elles-mêmes seront reproduites.

» Vos électroscopes ne sont, en fin de compte, que des yeux ralentis. Et vous comprenez maintenant tout à fait pourquoi nous avons élu, pour nos expériences, le nerf optique plutôt que tout autre.

» Un jour, peut-être nos successeurs parviendront-ils à créer l’œil complet, l’œil que les vibrations les plus lentes et les plus précipitées pourront impressionner, l’œil qui verra les rayons infra-rouges comme les rayons ultra-violets, la chaleur comme l’électricité, — l’œil enfin qui donnera du monde la vision intégrale. Et alors il n’y aura plus lieu de distinguer la lumière visible et la lumière invisible. Il n’y aura plus