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l’ouïe, le goût, l’odorat et la vue, ce dernier sens étant pris comme base expérimentale. Artificiellement, tout est visible, pour peu que le nerf optique soit relié à l’organe voulu. Tout : parfums, musiques, succulences !

» Mais vous me direz qu’une pareille démonstration n’a qu’un intérêt bien spéculatif, quasi facétieux, et qu’en somme il importe aussi peu d’écouter avec l’œil que de marcher sur les mains…

» Vous avez raison, Lebris. Attendez, cependant.

» Vous n’ignorez pas que les cinq sens de l’homme ne sauraient prétendre à lui donner la perception totale de la matière en ses états différents. Cinq sens ! Il en faudrait peut-être cent, peut-être mille, pour prendre connaissance de tout ce qui existe ! La Nature s’enveloppe d’un grand nombre de voiles. Jusqu’ici, l’homme n’en a soulevé que cinq, — ceux que soulevait déjà l’ancêtre des cavernes. Les autres voiles, que cachent-ils ?

» Ils cachent certaines qualités de la matière, pour lesquelles nous n’avons pas d’organe percepteur, dont la raison seule nous fait présumer l’existence et dont rien ne peut nous faire soupçonner le caractère, parce que nos sens ne les perçoivent jamais, même indirectement, par échos ou reflets.

» Ils cachent aussi certaines autres qualités, pour lesquelles nous ne possédons pas non plus de sens approprié, mais qui pourtant se révèlent à nous quelquefois, exceptionnellement, par quelque effet visible, odorant ou bruyant, sortes de fugues, d’escapades que font ces choses-là dans le domaine de la vue, de l’odorat, de l’ouïe…

» Certes, Lebris, il est beau que l’homme soulève chaque jour davantage les cinq voiles qu’il a saisis de sa main frémissante. Il est beau que le téléphone augmente si formidablement l’acuité de son tympan. Il est beau que le microscope et le télescope lui donnent tour à tour des prunelles de Lilliputien et de Géant, et que ses regards percent les murailles au clair des rayons X. Il est beau, surtout, que l’esprit du savant supplée, par l’intuition et le calcul, à l’infériorité de ses sens et même à l’absence d’organes sensoriels. Mais, dites : celui-là qui douerait l’humanité d’un sixième sens, — celui-là qui adapterait au nerf optique un nouvel organe, sensible à des vibrations encore inaperçues, encore imperçues par aucun autre nerf ? Comment le qualifier ?…

» Écoutez : parmi les éléments mystérieux qui sont à l’homme ce que la lumière est aux aveugles, mais qui cependant, par-ci par-là, d’une manière détournée, se plaisent furtivement à lui déceler leur existence, — il en est un, Lebris, qui n’est plus pour vous inconnaissable. Cet élément, que nous distinguons rarement, grâce à d’exceptionnelles manifestations lumineuses, sonores, tactiles, voire olfactives et gustatives, — cet élément que nos ingénieurs utilisent aujourd’hui sans savoir au juste ce qu’il est, ni comment il agit, — cet élément redoutable, occulte, universel, — vous, Lebris, seul au monde, vous en recevez l’impression directe. J’ai remplacé vos yeux par des appareils qui le saisissent comme l’oreille saisit le son, comme l’œil saisit la lumière visible. Moi, je ne devine la présence de cet élément qu’au bruit du tonnerre ou de l’étincelle, à la vue de la foudre, à l’odeur de l’ozone, à la secousse d’une bouteille blindée, au spectacle de machines qui tournent et d’ampoules qui brillent… Vous, partout où elle est, vous voyez l’électricité.

» J’ai remplacé vos yeux par des façons d’électroscopes très perfectionnés. Ils perçoivent du monde l’aspect électrique ; ils n’en perçoivent pas d’autre ; et, naturellement, votre nerf optique vous traduit cet aspect sous forme de luminosités.