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» Non, non, me dis-je, je ne suis pas éveillé ! Il faut, au contraire, que je sois plongé au tréfonds du sommeil opératoire ! Je suis le jouet d’une fantasmagorie, et cela… cela ne peut être que le résultat détourné d’une douleur, — d’une douleur que l’anesthésie m’empêche de sentir, — c’est la répercussion nerveuse d’un travail chirurgical : une piqûre, une coupure traduite en hallucination !… Parbleu ! mes yeux ne sont-ils pas fermés ? N’ai-je pas un bandeau sur les yeux ?… »

« Erreur. J’étais indiscutablement éveillé, conscient, lucide ; et j’apercevais devant moi, debout et lumineux, un être effrayant et fantastique. »



VI. —

LA MERVEILLE



Imaginez, continua Jean Lebris, une forme humaine constituée par l’enchevêtrement d’une quantité de fils plus ou moins gros, — une sorte de résille incandescente, brûlant d’un feu violet, et reproduisant, par ses entrelacs et ses ramifications aériennes, l’apparence légère et anatomique d’un de nos semblables. On aurait dit un homme construit comme une racine d’arbre lumineuse, — un homme branchu, dont le cerveau faisait dans ma nuit un bloc de lumière duveteuse, et dont la moelle épinière s’allongeait, luminescente, comme un tube de Geissler en activité.

« Le spectre bougea. Ses lignes étaient, pour moi, comme tracées au phosphore sur un tableau noir. Je remarquai entre elles (dont certaines étaient plus ténues que des cheveux) une sorte de nébulosité violâtre qui, remplissant les vides, achevait les contours de la structure et dessinait à l’estompe la masse d’un individu.

« — Qu’est-ce que je vois ! m’écriai-je avec horreur.

« Alors, dans le bas de la face, les filets phosphorescents se mirent à se distendre et à se contracter ; ceux de la gorge s’activèrent également, tandis que la clarté du cerveau s’intensifiait à gauche du front. Et tous ces filaments de luire davantage, d’un feu changeant et concentré, comme la braise quand on souffle dessus.

« Le spectre, penché vers moi, me parlait :

« — Vous voyez ? Vous voyez ?… Lebris, c’est bien vrai ?

« — Oui, dis-je en reconnaissant la voix du docteur Prosope. Je vois un spectacle inimaginable, à travers mes paupières et les toiles du pansement.

« — Vous êtes sûr ? Dites-moi, dites-moi ce que vous percevez…

« Je le lui dis. Et j’eus la surprise supplémentaire de voir le bonhomme de fils exécuter quelques glissades en tournant sur lui-même. — D’autres se seraient jetés à genoux pour remercier le Seigneur ; Prosope, content du sort, dansait le tango.

« — De grâce, expliquez-moi…, implorai-je.

« — Tout à l’heure. Attendez un instant. Il faut que l’on sache…

« Je vis le bizarre aspect de Prosope se rapetisser avec promptitude, pivoter (la porte claqua), changer d’apparence par l’effet de la perspective (j’entendais ses pas dégringolant l’escalier), et je me rendis compte qu’il s’éloignait à travers une infinité de plans vaporeux, de cadres plus ou moins discernables, qui composaient pour moi un monde embrouillé, ici translucide, là transparent, coupé de droites géométriques, cloisonné de parois diaphanes et semé de halos innombrables. À cet instant, au début même de ma prodigieuse transformation, cette mêlée n’était pour moi qu’un chaos très pâle, à peine sensible ; et derrière ces velléités (colorées d’un mauve variable) la nuit