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« Sa main forte pressait ma main. Il ajouta solennellement :

« — Au nom de mes collaborateurs ici présents, je vous jure que nous n’avons à votre endroit, médicalement parlant, que des intentions fraternelles et secourables. Tout ce que nous pourrons faire pour vous secourir, pour améliorer votre état, sera fait.

« Mais je me rappelais la façon brutale dont on m’avait extrait de l’ambulance et, en dépit de toutes les protestations, le caractère clandestin de l’aventure me faisait frissonner.

« — Pourquoi vos… agents m’ont-ils choisi, moi, entre tous les blessés de là-bas ?

« — Votre cas est de ceux qui nous intéressent.

« — Mon cas… Il ne me paraît pas fameux…

« — Nous verrons. Espérez, monsieur Lebris. Et soyons amis.

« Mon cher Bare, il y a des accents qui ne trompent guère. En vérité, ces hommes n’ont-ils pas fait le nécessaire pour me sauver la vie ? Et, n’ayant pu me la conserver, n’est-ce pas dans toute la sincérité d’une aberration qu’ils ont jugé que… Mais n’allons pas si vite.



J’ai vécu trois semaines, traité et soigné admirablement, en ce lieu de la terre qui ne m’est pas connu. J’avais une chambre bien aérée. Mon service était assuré par des domestiques furtifs et muets. Le docteur « Prosope » passait de longs moments à m’entretenir, et c’était une joie de l’entendre, car il voit les choses de haut, et il en sait, il en sait !… Cependant, je n’avais aucune nouvelle de la guerre ; le docteur prétendait s’en désintéresser comme d’un événement lointain, — lointain dans tous les domaines. Et quand je lui demandai d’écrire à ma mère pour calmer ses alarmes, il me dit simplement que, pour l’heure, c’était impossible. — J’ai beau faire appel à tous mes souvenirs, je ne me rappelle pas qu’il m’ait menti… Mais se taire, ne pas dévoiler certaines pensées, n’est-ce pas tout de même mentir ?… Enfin, que sais-je ? Quel est cet homme, après tout ?… Il avait tellement besoin de ma confiance, de ma complaisance…

« Un jour, il me dit, après m’avoir donné les soins matinaux :

« — Mon pauvre Lebris, je ne suis pas content. Ça ne va pas comme je voudrais, ces yeux-là.

« Je dois vous dire, Bare, que je m’attendais à rester aveugle toute ma vie, et que cette annonce ne me fit pas grande impression.

« — Le mieux, voyez-vous, reprit Prosope, le mieux serait de vous en débarrasser. Ils ne peuvent que vous nuire, en altérant le voisinage. D’ailleurs, — je ne voudrais pas vous donner de folles espérances, — mais il me semble que, cela fait, nous pourrions, dans une certaine mesure, tempérer votre infirmité…

« — Que dites-vous ! Une fois mes yeux partis, bien malin qui…

« — Tout dépendra de ce que nous trouverons derrière vos yeux. Vous saisissez ? Tout dépendra de l’état des nerfs optiques. Enfin, nous en recauserons, Lebris. Pour le moment, je vous conseille de faire enlever ça. L’énucléation s’impose, mon ami. J’insiste. — Nous vous opérerons demain, n’est-ce pas ?

« J’y consentis de bonne grâce. Depuis quelque temps, mes yeux inutiles devenaient lourds, cuisants, ils me semblaient dilatés, et cette souffrance m’avait fait parfois désirer ce qu’on venait de me proposer. Au demeurant, je le répète, Prosope m’avait mis en confiance… Et la maison était si paisible ! Jamais un cri, jamais de vacarme suspect. Pendant mes heures d’oisiveté et de nostalgie, quand je songeais à la belle France que mes yeux ne reverraient plus, — à moins d’un prodige auquel je ne croyais guère, — et même quand j’épiais les bruits de ma prison, pour tâcher de deviner ce qu’on y faisait, — je ne distinguais que les rumeurs du travail et de la paix. Souvent, des machines tournaient ; un ronron-