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une civière. L’automobile qui la reçut était cette fois si discrète, que son mouvement seul me fit connaître sa nature et sa rapidité.

« J’ai l’impression que le voyage dura plusieurs heures. Après quoi, je fus embarqué dans un wagon qui me sembla rouler indéfiniment. Je n’ai conservé de tout ceci qu’un souvenir très vague. La lassitude accablait mon corps, et l’indifférence endormait ma pensée. Il faut que l’éclatement de l’obus m’ait violemment ébranlé, ou, ce qui est fort possible, qu’on m’ait administré quelque substance abrutissante. Car j’oubliais de vous le dire : les soins les plus attentifs me furent prodigués pendant la route ; une main experte renouvelait mes pansements, on me faisait boire des drogues avec toute la douceur désirable, et mille prévenances m’étaient réservées. Mais personne ne m’adressait la parole, et personne ne parlait dans le wagon. Une présence continuelle veillait auprès de moi, silencieuse et serviable.

« Où m’ont-ils conduit ? Quel était le but de ce voyage interminable ? Je puis certifier, à présent, que c’était une maison perdue dans la forêt. Mais en quelle région de l’Europe centrale ? Je l’ignore et sans doute l’ignorerai toujours.

« Tout à coup, il me parut que je me réveillai. Comprenez-moi : j’avais l’illusion de me réveiller tout à fait, après avoir rêvé le cauchemar de la prairie, de l’obus, de l’ambulance et du voyage.

« J’étais dans une couchette. Un grand calme succédait au roulement du train. Quelqu’un me maintenait la tête, et je sentais sur mes yeux une chaleur se mouvoir. — « C’est quelque puissante lumière, me dis-je, dont on promène le faisceau d’un œil à l’autre. On m’examine. »

« Des personnages, autour de moi, discutaient avec animation. J’ai connu, depuis lors, que c’était là leur manière habituelle de causer, et que leur langage impénétrable — guttural, chantant, accentué — comportait l’ardeur du débit et une grande dépense de vociférations. Sans les voir, on les devinait gesticulants, grimaçants. Mais ce langage avait des rudesses barbares qui me déroutaient. Un idiome balkanique ? Peut-être. Aujourd’hui, malgré tout le romanesque de l’hypothèse, je croirais plutôt à une langue fabriquée, genre volapük ou esperanto.

« Je couvris mes yeux de mes mains.

« — Que voulez-vous ? Que me faites-vous ? dis-je. Qui êtes-vous ? Dites-moi où je suis…

« Deux mains affectueuses se posèrent sur les miennes, et la voix d’un homme jeune, — une voix rassurante, sympathique, chaudement timbrée, — me dit dans un français impeccable :

« — Monsieur Lebris, soyez sans inquiétude. Vous n’êtes entouré que d’amis. Cette maison est une maison de science. Considérez-la, en ce qui vous concerne, comme une clinique d’ophtalmologie. C’est moi qui suis votre médecin, et j’ai, — soit dit non par vanité, mais pour vous rassurer, — j’ai ici-bas quelque réputation.

« — Mais, monsieur le major, encore une fois, où suis-je ?

« — Je ne suis pas militaire, fit l’étranger dans un sourire que j’entendis. Appelez-moi… appelez-moi le docteur Prosope.

« — Grec ? Turc ? Autrichien ? Bulgare ? demandai-je avec frayeur.

« — La Science n’a pas de patrie, monsieur Lebris. Que vous importe ? Mais, grands dieux, apaisez-vous ! Je ne sais ce que vous supposez…