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— C’est ce que je voulais dire, expliqua Mochon. S’il y a eu vol, ce n’est pas un vol ordinaire… Est-ce qu’il avait des ennemis ?

— Pas à ma connaissance. Il a été démobilisé vers janvier, et, depuis, il exerçait à Belvoux et dans les environs, sans tapage. Il passait pour un bon médecin. Je ne le connais pas autrement, vous savez !…

« La mort remonte à plusieurs heures… Qu’est-ce qu’il est venu faire là, cette nuit ?…

— Remarquez les chaussures, dit Mochon. Elles n’ont presque pas de boue.

— Et rien n’indique une lutte. Les habits ne sont pas déchirés, pas même froissés…

Juliaz examinait la route. Pâteuse à souhait, elle gardait, remarquablement nettes, les empreintes de la nuit. Les pas du docteur furent repérés.

On en voyait trois, ni un de plus, ni un de moins, — trois pas marchant transversalement à la voie, — trois pas qui ne venaient de nulle part et s’arrêtaient tout à coup. Puis c’était la marque d’un corps pesant qui, de toute la force de sa chute, avait imprimé dans la bouillie terreuse l’image d’une fourrure épaisse ; quelques poils restaient collés à ce moule.

Il fut aisé de conclure que le Dr  Bare avait été fusillé à sa descente de voiture, sans doute par un agresseur caché dans le bois, et qu’à ce moment il était vêtu d’une peau de bique ; son meurtrier l’avait traîné de côté pour l’en dépouiller et le fouiller commodément.

Juliaz savait que le docteur possédait une voiturette automobile assez rapide, qu’il conduisait lui-même avec une sorte de virtuosité et qui lui servait pour ses visites dans la campagne. Le gendarme l’avait vu souvent passer, au volant de la petite torpédo, et parfois exécuter des marches arrière vertigineuses, ou virer sur place en dérapant, avec une adresse hardie.

La voiturette avait laissé ses traces sur la route. Juliaz les suivit, se tenant toujours en dehors de la chaussée.

Les pneus d’arrière couvraient les pneus d’avant. L’un était à nervures, l’autre clouté. La voiturette avait passé deux fois, en sens inverse, le pneu clouté se trouvant d’abord d’un côté de la route et ensuite de l’autre côté. Mais quel était le sens de chaque voie ? Celle-ci, vers Belvoux ? Celle-là, vers Salamont ? Comment interpréter l’aller et le retour ? Voilà ce que les traces ne disaient pas. On pouvait présumer que le docteur était parti de Belvoux, mais seule l’enquête pourrait le confirmer.

Juliaz, qui ne s’y attendait guère, fut renseigné là-dessus alors qu’il se bornait à inspecter les parages du crime sans avoir un objectif particulier. Il découvrit sur la route, à trente mètres environ du cadavre et dans la direction de Salamont, un dérapage circulaire, facilité par le terrain glissant, et qui marquait le point terminus de la randonnée nocturne. Les deux voies y trouvaient leur fin, dans une boucle,

Donc, le docteur venait bien de Belvoux, et, soudain, une cause mystérieuse l’avait provoqué à revenir sur ses pas en faisant tête à queue sans ménagement, au milieu de l’obscurité.

Qu’est-ce donc que ses phares avaient éclairé devant lui ? Quel danger avait surgi des ténèbres tout à coup ?

Le gendarme, revenant lui-même vers Belvoux, suivit les traces minutieusement, ce qui, dans la réalité, constituait un travail