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inhospitalières dont le corps humain s’étonne et s’effraie, comme si ce fût là le début des temps irrespirables.

Je pris mon mouchoir pour m’éponger le front ; mon couteau, s’échappant, tomba sur une pierre. Au bruit, Jean Lebris, jailli debout, me fit face.

— Qui va là ? dit-il d’une voix coupante.

Ma stupéfaction ne peut se décrire. Il me regardait à travers la masse opaque du buisson, et ses yeux fixes, ses larges yeux énigmatiques, luisaient d’une faible luminescence !

Je ne sais ce qui m’hébéta davantage : de voir dans cette figure ces deux lueurs, d’être fixé par elles malgré l’obstacle qui me séparait de Jean Lebris, ou de constater que cet homme, qui me regardait et dont j’étais l’ami, ne me reconnaissait pas !

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? reprit-il d’un ton menaçant. Répondez, ou je tire !

Ce qu’il maniait tout à l’heure me fut alors dévoilé : c’était un revolver. Il le braquait sur moi avec une incontestable précision.

Vingt mètres au maximum nous séparaient. Je prononçai, non sans gravité :

— Docteur Bare ! N’ayez pas peur, Jean.

Il eut un geste de contrariété, presque de rage, et remit son arme dans sa poche.

J’étais près de lui.

— Mon petit Jean, lui dis-je affectueusement, vous ne pouvez pas rester seul en compagnie de votre secret. Vous avez besoin d’aide. Vous craignez des dangers, et, si j’en juge par l’émoi que vous venez d’éprouver et qui vous a trahi malgré vous ; si j’en crois les moyens radicaux que vous n’hésitez pas à employer contre les indiscrets, ces dangers sont redoutables. Ne pensez-vous pas qu’un allié vous serait précieux ? Croyez-vous, sans appui, pouvoir dissimuler à tous la… particularité dont vous êtes… le siège ? Croyez-vous pouvoir vous défendre, avec vos propres forces, contre les curieux et contre… vos ennemis ?… Car, n’est-ce pas, c’est bien un ennemi que vous soupçonniez derrière le buisson ?…



Après un instant de sombre méditation, Jean leva vers moi ses yeux nus et phosphorescents.

— Mon cher Bare, fit-il, je vous en donne ma parole : la seule raison de mon silence, c’est que je ne veux pas, je ne veux à aucun prix qu’on me traite en phénomène, en sujet de vitrine, en monstre que les médecins et les savants se passent de l’un à l’autre…

— Ce n’est pas le médecin, c’est l’ami qui vous parle.

— Donnez-moi votre parole, à votre tour…

— Tout ceci restera entre nous, Jean, si vous le souhaitez. Mais pourtant, il me semble… La Science…

— Laissez la Science où elle est. Je sais que je n’ai plus longtemps à vivre. (Ne protestez pas ; l’auscultation vous l’a dit.) Eh bien ! je veux finir mes jours, si Dieu le veut, dans la tranquillité.

— Soit. Je vous donne ma parole d’honneur de garder votre secret.

— Quand je n’y serai plus, vous ferez ce que vous voudrez. Jusque-là, que cela soit bien entendu : vous ne parlerez de mon aventure à âme qui vive ?

— C’est promis, Jean.

Il ferma les paupières un instant, pour se recueillir. Elles apparurent légèrement roses, par transparence.