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Jean venait de sortir. Il était tard. Croyant je que lui ferais faux bond, il s’était résigné à se passer de moi. Césarine, l’ayant conduit à la lisière des bois, remontait.

— Vous le rejoindrez rapidement, fit Mme Lebris. Il sera si content !

— Oh ! madame, pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? reprocha Mlle Grive. J’aurais accompagné monsieur votre fils…

Cela fut dit d’un ton plein d’humanité, si simple, si touchant, que la pauvre mère en eut les larmes aux yeux. Et cela fut dit de cette voix caressante qui me semblait prêter au moindre mot banal la douceur passionnée du plus tendre serment !

Je m’esquivai, la poitrine en révolution, ivre de bonheur. La nature embellie m’entourait de promesses. Je n’avais jamais rien vu d’aussi agréable que ce sentier d’herbes folles, côtoyé de buttes verdoyantes. Le soleil, brillant à travers les jeunes frondaisons, paraissait y donner une fête en mon honneur. Les fleurettes n’étaient vives, les oiselets n’avaient de ramages que pour me féliciter. Le printemps ne régnait qu’à cause de mon amour. Je chuchotais : « Je suis heureux ! J’aime ! Merci, les pâquerettes ; merci, le bouvreuil ; merci, merci, soleil, azur, papillons… Bien gentils, bravo ! » Et je portais mon cœur comme un ostensoir.

Pourtant, cette fin de journée était, à vrai dire, plus estivale que printanière. Une chaleur prématurée cuisait la terre, et, comme une énorme montagne de neige étincelante, un nuage monstrueux encombrait le sud-ouest.

J’allais. Tout à coup, sortant du rêve, je fis la réflexion que Jean Lebris avait marché singulièrement vite… Ou bien s’était-il engagé dans une autre direction ? Le sentier bifurquait derrière moi ; pouvait-on supposer que l’aveugle se fût hasardé… Non. La bifurcation se coudait à main gauche, et je savais que Jean prenait soin de traîner sa canne au long du talus de droite… C’est, du moins, ce qu’il m’avait dit. Mais, à tout prendre, fallait-il le croire ?… L’incident de la montre m’obsédait.

Je m’arrêtai. On n’entendait que le fourmillement des sous-bois dans le calme orageux de l’espace et, plus loin, le murmure étouffé de la bourgade. Je retins un appel ; mon jeu, au contraire, était le silence. Jean se croyait seul au milieu des fourrés ; le retrouver en tapinois, l’épier, voilà le plan ; l’attendre, au besoin, en arrière, à la bifurcation, sans faire de bruit, peut-être même sans se montrer…

Mais il me sembla percevoir, en avant, le son rauque et saccadé d’une quinte de toux…

J’avançai prudemment.

Le soleil baissait. Sous la voûte des feuillages, l’ombre venait peu à peu. Une tortue m’aurait suivi.

Enfin Jean Lebris m’apparut.

Il était assis sur un arbre abattu, à l’écart du sentier qui, maintenant, serpentait de plain-pied à travers bois ; et il me tournait le dos.

Lentement, choisissant la mousse pour y porter mes pas, je gagnai l’abri d’un épais buisson. Là, bien que je fusse toujours derrière le promeneur, je pus me convaincre qu’il examinait, dans ses mains, quelque chose. Quelle chose ? Ma position et l’ombre croissante m’empêchaient de m’en rendre compte. Cependant cette chose, maniée, faisait un cliquetis métallique…

L’horizon gronda. La chaleur, abusive, créait l’une de ces ambiances