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nais, pour l’appartement ; dix-huit cents francs, tout meublé, c’était raisonnable. Ces dames sont venues visiter ce matin, et elles restent ! Mais j’entends d’ici qu’on modifie le décor… On a ses goûts et ses idées !

Mme Fontan est repartie pour Lyon, dit Mme Lebris. Elle ne reviendra que demain, avec les malles. C’est Mlle Grive qui s’organise là-haut.

Mlle Grive ? questionnai-je.

— La nièce, dit Jean. Et Mme Fontan : la tante. Mlle Grive, c’est la jeune fille qui règne, Mme Fontan la brave femme qui pivote. Voulez-vous voir l’enfant, Bare ? Rien de plus simple ; elle dîne avec nous. Maman vous invite. N’est-ce pas, maman ?

— Bien volontiers ! fit Mme Lebris avec la crainte manifeste du gigot trop modique ou du chapon trop svelte.

J’excipai, pour refuser, d’un prétexte quelconque, et je me retirai, fidèle à la consigne que je m’étais donnée, c’est-à-dire sans avoir, plus que les jours précédents, risqué quoi que ce fût à propos de l’inconcevable cécité de Jean Lebris.

Mlle Grive descendait l’escalier du deuxième étage dans une envolée de mousseline. Je m’effaçai contre la muraille du palier, saisi d’un trouble ravissant, avec un salut gauche et machinal… Et quand je fus rentré chez moi, il me parut que cela s’était fait par enchantement, et qu’une baguette magique m’avait transporté instantanément du palier de Mme Lebris dans mon cabinet…

Fanny, je ne suis qu’un misérable lâche. J’ai beau tendre toute mon énergie pour effacer de ma mémoire votre image charmante ; vous m’avez marqué de votre sceau brûlant, et j’en sens la douce blessure depuis ce crépuscule où je vous entrevis, ma bien-aimée, — depuis cette nuit que je passai dans la fièvre d’un étonnement et d’une joie sans bornes, me répétant tout haut que j’aimais, que j’aimais, que j’aimais !… Ah ! l’exquis et l’affreux souvenir !… Fanny ! blonde Fanny qui descendiez vers moi, légère et souple, dans les nuées de votre chevelure et de vos mousselines, comme Diane devait glisser vers Endymion… Je vous aime encore, — hélas !



Je la revis le lendemain, comme j’allais chercher Jean pour le mener à la promenade.

Car Mme Lebris, impotente, ne pouvait servir de guide à son fils, Césarine avait d’autres occupations, si bien que je m’étais imposé de consacrer quotidiennement une heure à Jean Lebris. Quand mes malades ne m’en laissaient pas le loisir et que Me  Puysandieu ne pouvait me remplacer, mon ami Jean se risquait seul au dehors, sur une sente sylvestre, de lui très familière, dont il palpait le talus du bout de sa canne. Les bois, en effet, s’étendent derrière la maison Lebris, et c’est, paraît-il, ce voisinage bocager qui avait décidé Mlle Grive à s’y établir pour l’été.

Je ne sais quel détail d’aménagement avait provoqué sa présence chez sa propriétaire, lorsque je m’y présentai moi-même.

Mme Lebris me nomma.

La veille, à peine avais-je eu le temps d’apercevoir la jeune fille. Je ne connaissais encore que la beauté de sa personne, la grâce de ses mouvements, le regard velouté de ses yeux gris de perle et ce parfum de rose dont elle était fleurie… — Sa voix faisait une musique !

J’ai dû pâlir et trembler. Je cherchais en moi celui que je n’étais plus. J’aurais voulu tout ensemble m’enfuir et ne plus jamais la quitter.

— Je viens…, balbutiai-je. C’est pour la promenade de Jean…