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scientifique, le chercheur, eh bien !… — Il se mit à rire et tâtonna pour trouver mon épaule. — Eh bien ! fichez-moi la paix !… Allez, maintenant, cher ami, et revenez vite ! Et merci de tout cœur !


Le même jour, un peu avant midi, ayant fait mes visites du matin, j’arpentais en tous sens mon cabinet de travail. Jean avait réintégré le domicile maternel dans les embrassements que l’on devine ; mais la pensée de son aventure incroyable agaçait mon ignorance.

J’aime ce qui est net. Toute ténèbre m’irrite. Le taureau fonce sur le rouge ; c’est sur le noir, moi, que je charge. Me poser un problème, c’est poser une écuelle de soupe devant un affamé. Quand je sens la vérité m’échapper, je ne vis plus.

« Pas d’histoires », « être tranquille », c’était fort bien. Jean Lebris avait droit au repos ; d’accord ! Mais cette séquestration, ces pratiques expérimentales, est-ce que cela ne méritait pas une enquête ? Et cette enquête, les autorités françaises la feraient-elles ? Il fallait éclaircir les conditions dans lesquelles Jean Lebris avait disparu de l’ambulance saxonne, établir les responsabilités, exiger des sanctions, découvrir quelles gens l’avaient soigné à leur façon, et vérifier si, mieux traité, le petit soldat n’aurait pas conservé l’usage de ses yeux… Enfin, je l’avoue, ma curiosité médicale était violemment excitée, et j’aurais donné beaucoup pour connaître le but mystérieux que les ravisseurs de Jean s’étaient proposé… Je savais à quoi m’en tenir sur l’indifférence administrative, les bureaux, les paperasses. On n’avait qu’à laisser faire : bientôt il ne serait plus question de rien, les coupables resteraient impunis et l’énigme demeurerait sans réponse. Avait-on le droit de sacrifier la justice et la vérité à l’inertie — à la lâcheté presque — d’un jeune homme farouche ?… Ah ! ce caractère de misanthrope, cette ombrageuse timidité, cet effacement morbide, comment les vaincre ? Comment triompher de mon ami Jean ?…

On venait d’ouvrir la fenêtre de sa chambre, et je le voyais lui-même, à travers la guipure de mes rideaux, tâtonner…, palper les meubles familiers… Sa mère était là, mais bientôt elle le laissa seul.

Jean tenait des pinceaux, une palette… Hélas !… Il les reposa tristement.

Qu’allait-il devenir dans l’existence ? Les Lebris n’étaient pas riches. Cette petite maison constituait le plus clair de leurs biens. Ils n’en occupaient que le premier étage. Le rez-de-chaussée, en boutique, était loué au chapelier, et le second étage restait vacant depuis plusieurs mois… Quel avenir les attendait, par ces temps de vie chère, elle âgée, tordue de rhumatismes, et lui aveugle !

Mais l’avenir, pour lui, n’était-ce pas, à bref délai, le sanatorium ?…

Midi commença lentement de sonner. Mon déjeuner, servi, refroidissait… J’étais retenu là par je ne sais quelle confuse anomalie…, je ne sais quelle contradiction indéfinissable entre les gestes de Jean Lebris et ce fait qu’il était aveugle…

Je le suivais des yeux dans ses allées et venues précautionneuses. Ses mains glissaient le long de la cheminée, éprouvaient des surfaces, s’assuraient de contours… L’une d’elles se porta soudain vers son gousset, et le geste qu’il fit était si naturel, si normal, que, sur le moment, je n’eus pas la sensation d’un phénomène invraisemblable…