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— Aveugle !

Je le vis disparaitre avec un geste désolé, tandis que, tout abasourdi, la joie et la tristesse se disputant ma pensée, je prenais le bras de Jean Lebris.

— Nous sommes venus comme des voleurs, s’excusait-il. Je n’ai pas voulu élever la voix pour vous répondre, quand vous demandiez : « Qui est là ? ». Je suppose que personne ne nous a ni vus ni entendus. C’est que, voyez-vous, si maman apprenait cela tout d’un coup… Il paraît qu’elle me croit mort ?…

— Il y a deux marches à monter, Jean, faites attention. Là. À gauche, maintenant. Nous voici dans mon cabinet. Asseyez-vous, et buvez un peu de quinquina… Vous coucherez dans la chambre d’amis ; et demain, dès le matin, j’irai chez votre mère… Je suis si heureux, Jean !

— Et moi donc ! dit-il avec un rayonnement de bonheur, en se passant la main sur le front.

Je l’examinai dans la lumière. Son aspect me remplit d’inquiétude, et je compris comment j’avais pu hésiter tout à l’heure, dans le clair-obscur, à reconnaître en lui Jean Lebris véritable et vivant. Sa peau sèche se tendait sur ses pommettes saillantes qui, par l’effet de l’émotion, se coloraient d’un feu trop vif. Depuis cinq ans, le mal que j’avais combattu autrefois s’était donné libre cours.



Mais Jean s’était mis à parler, avec le petit tremblement de gorge que donnent les grands contentements :

— Je suis arrivé à Lyon avant-hier, au dépôt de mon régiment. On m’a démobilisé tout de suite. Je me suis fait conduire chez Noiret. Il m’a dit que vous étiez à Belvoux ; que vous étiez rentré au mois de janvier. Et alors nous avons combiné ce retour nocturne. Je n’ai pas voulu vous expédier de télégramme, ni vous téléphoner, toujours à cause de maman. Une indiscrétion, une maladresse l’auraient brisée ! Et enfin, je voudrais tant éviter le bruit, les questions, les histoires dans les journaux…

— Nous arrangerons tout cela pour le mieux. Ne vous forgez pas d’ennuis, mon petit Jean. Soyez tranquille.

— C’est à Strasbourg, vous savez, que j’ai repris le contact… Une aventure !… Oh ! une aventure… Imaginez-vous : on m’a enlevé — c’est le mot — enlevé de l’ambulance allemande ! Je ne voyais plus clair. On en a profité. J’ai été transporté je ne sais où. On m’a soigné, très bien. C’étaient des médecins, n’est-ce pas, des gens qui voulaient expérimenter je ne sais quel traitement ophtalmologique. Seulement, ils ne me tenaient au courant de rien, et je ne sortais pas !… Il a fallu ce garçon — un serviteur mécontent, — qui m’a raconté notre victoire, l’armistice, l’occupation… Nous sommes partis, un soir, lui et moi. Nous sommes restés en wagon de longues, longues heures ; et il m’a laissé au pont de Kehl. « Débrouillez-vous, m’a-t-il dit. Vous êtes à Strasbourg. C’est plein de soldats français. » Je me suis fait reconnaître… Voilà. C’est curieux, hein ?

— Curieux, dis-je, en vérité.

Mais je ne pensais pas à ce que je disais. Jean venait d’ouvrir les yeux, et j’étais tout à ma surprise. Ah ! ces yeux !…

Qu’on imagine une statue antique animée ; qu’on se représente une belle tête de marbre levant ses paupières sur le globe uni de ses yeux sans prunelles…

— Quel traitement avez-vous suivi ? demandai-je.

— Pour mes yeux ? — Et il les referma subitement. — Oh ! des pansements, je suppose. Je ne me suis pas rendu compte. On ne me disait rien… J’ai l’impression que mon cas offrait une particularité captivante, et qu’on m’a retenu là-bas pour l’étudier… Me voilà guéri, et je ne présente plus pour la science aucun intérêt…

— Guéri, mon petit Jean ?…