tait qu'un misérable restât sur le quai, à se ronger les poings, tandis que le train vous emportait pour votre voyage de noces !… Ah ! si j’avais pu, à cet instant, vous arracher à Guillaume, m’enfuir avec vous !… Quelle joie ! Quelle joie !
Taisez-vous ! Mais taisez-vous donc !
Ah ! les semaines abominables ! Les semaines que vous ayez passées en Algérie, avec votre mari… J'ai tout essayé pour m’étourdir, durant ces semaines-là : les filles, le jeu… J’ai passé des nuits dans des bouges. J’ai fréquenté un tripot ; et j'ai gagné. Gagné ! Ça, c’était encore une des ironies du sort, ce gain tenace, cette chance qui s'accrochait à moi et qui m’accablait. « Heureux au jeu… » Ah ! Ah ! Toute la lie, quoi !… Et quand le jeu n'a plus suffi, quand l’alcool m’a dégoûté, je me suis rabattu sur les stupéfiants…
Oh !
Ça vous épouvante ? Il n’y a pas de quoi !
Robert, je vous en conjure…
Eh bien, rien n’y a fait ! Rien n’a pu me guérir de vous. Je me suis retrouvé, les nerfs à vif, mais aussi malheureux qu’auparavant… Tout ! Tout ! J’ai tout essayé, même les sciences maudites… Hélas ! Il n’y a pas de dérivatif possible à une peine comme la mienne. Je vous aime trop, Simone ! Je vous aime trop ! (Il tombe assis sur un fauteuil et sanglote convulsivement.)
Taisez-vous ! Si on vous entendait !
Et après ?… Cela m’est bien égal qu'on m'entende ! (Il la regarde avec une douloureuse intensité.) Je ne veux plus revenir ici ! Jamais ! Jamais ! (Elle tente vainement de se dégager. Il y a de la pitié dans sa faiblesse. Et puis, le regard profond de Robert retient le sien, malgré elle.) Ah ! vos yeux ! Vos yeux !… Baissez-les… Mais baissez-les donc ! Vous me faites mal… Vous prenez plaisir à me faire mal… Un mal horrible… Tournez la tête… Mais voulez-vous tourner la tête… Ah ! mon Dieu, qu’avez-vous ?… (Il laisse retomber les deux mains, et recule d’un pas ; car Simone, immobile et silencieuse, les yeux fixes, semble sa propre statue.) Qu'avez-vous ? Simone !… (À lui-même :) Non ! Non ! Ce n’est pas possible !… Comme cela ? Sans le vouloir ? Rien qu'en la fixant ?… Allons donc ! Elle simule !… (Appelant :) Simone !… (Il éprouve, d’une main experte, le front de la jeune femme, au-dessus des sourcils.) Si, pourtant ! Elle dort !… (Une mauvaise tentation contracte ses traits. Une lutte intérieure vient s’y révéler.) Non ! Il ne faut pas !… Ce serait infâme !… Et pourtant, pourtant…
(Impulsif, rejetant d’un geste toutes les objections de sa conscience, il se rapproche de Simone, et d’une voix autoritaire, plongeant son regard dans les yeux de la dormeuse :)
Simone ! Obéis-moi. Je le veux. Dans cinq semaines, tu seras de retour. Dans cinq semaines, à cette heure-ci, tu viendras chez moi. Et tu seras à moi. Toute à moi ! (Lui reprenant les mains pour un instant :) Réveillez-vous.
(Simone, qui a légèrement tressailli en recevant l’ordre criminel, sort peu à peu de l'hypnose. Elle porte une main à son front. Sa pose s’assouplit. Elle va sourire, inconsciente de ce qui vient de se passer. Robert, cachant son trouble, joue le jeu que lui dicte la situation.)
Eh bien, vous avez raison, Simone. C’est vrai. J’étais fou !
Ah ! enfin ! Vous voilà redevenu vous-même !… C'est que vous me faisiez peur, tout à l’heure, avec vos yeux brillants, vos gestes saccadés…
Je vous demande pardon.
Ah ! je vous pardonne bien volontiers ! Mais à une condition : c’est que jamais — vous m’entendez bien, Robert ! — jamais vous ne me reparlerez de toutes ces folies !
Je vous le promets.
C'est parfait. (On entend une porte se fermer.) Voilà Guillaume.
(Simone va jusqu’à la porte, au-devant de son mari.)