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LE LIÈVRE

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Philippe m’avait promis de m’en faire voir un au gîte. C’est difficile, et il faut l’œil des vieux chasseurs.

Nous traversions une éteule (les paysans disent une étoule) qu’un coteau protège contre le nord.

Un lièvre se gîte le matin, à l’abri du vent qui souffle, et, même si le vent tourne dans la journée, le lièvre reste à son gîte jusqu’à la nuit prochaine.

En chasse, moi, je regarde le chien, les arbres, les alouettes, le ciel ; Philippe regarde par terre. Il jette un coup d’œil dans chaque sillon à la dévalée et à la montée. Une pierre, une motte l’attire. C’est peut-être un lièvre ? Il va vérifier.

Et, cette fois, c’en est un !

— Voulez-vous le tirer ? me dit Philippe, d’une voix contenue.

Je me retourne. Philippe, arrêté, les yeux fixés au sol, sur un point, le fusil haut, se tient prêt.

— Le voyez-vous ? dit-il.

— Où donc ?

— Vous ne voyez pas son œil qui remue ?

— Non.

— Là, devant vous.

— Dans la raie ?

— Oui, mais pas dans la première, dans l’autre.

— Je ne vois rien.

J’ai beau me frotter les yeux pleins de buée. Philippe, pâle du coup qu’il a reçu au cœur en apercevant le lièvre, me répète :

— Vous ne le voyez pas ? Vous ne le voyez donc pas !

Et ses mains tremblent. Il a peur que le lièvre ne parte.

— Montrez-le-moi, dis-je, avec votre fusil.

— Tenez, là, l’œil, son œil, au bout du canon !

— Ah ! je ne vois rien ; épaulez, Philippe, mettez-le en joue.

Je me place derrière Philippe, et, même par la ligne de mire de son fusil, je ne trouve pas !

C’est énervant !

Je vois quelque chose, mais ça ne peut pas être le lièvre ; c’est une bosse de terre, jaune comme toutes les mottes de l’éteule. Je cherche l’œil. Il n’y a point d’œil. Je me retiens de dire à Philippe :

— Tant pis, tirez !

Et le chien qui courait au loin est revenu près de nous. Comme il n’a pas le vent, il ne sent pas le lièvre, mais il peut s’élancer au hasard. Philippe le menace, à voix basse, de claques et de coups de pied, s’il bouge.