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LES LAPINS

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Dans une moitié de futaille, Lenoir et Legris, les pattes au chaud sous la fourrure, mangent comme des vaches. Ils ne font qu’un seul repas qui dure toute la journée.

Si l’on tarde à leur jeter une herbe fraîche, ils rongent l’ancienne jusqu’à la racine, et la racine même occupe les dents.

Or il vient de leur tomber un pied de salade. Ensemble Lenoir et Legris se mettent après.

Nez à nez, ils s’évertuent, hochent la tête, et les oreilles trottent.

Quand il ne reste qu’une feuille, ils la prennent, chacun par un bout, et luttent de vitesse.

Vous croiriez qu’ils jouent, s’ils ne rient pas, et que, la feuille avalée, une caresse fraternelle unira les becs.

Mais Legris se sent faiblir. Depuis hier il a le gros ventre et une poche d’eau le ballonne. Vraiment il se bourrait trop. Bien qu’une feuille de salade passe sans qu’on ait faim, il n’en peut plus. Il lâche la feuille et se couche à côté, sur ses crottes, avec des convulsions brèves.

Le voilà rigide, les pattes écartées, comme pour une réclame d’armurier : On tue net, on tue loin.

Un instant, Lenoir s’arrête de surprise. Assis en chandelier, le souffle doux, les lèvres jointes et l’œil cerclé de rose, il regarde.

Il a l’air d’un sorcier qui pénètre un mystère.

Ses deux oreilles droites marquent l’heure suprême.

Puis elles se cassent.



Et il achève la feuille de salade.