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ai tué une. Et puis j’ai cherché l’autre, pour la tuer, elle aussi, par pitié !


Celle-ci a une patte cassée qui pend, comme si je la retenais par un fil.



Celle-là suit d’abord les autres jusqu’à ce que ses ailes la trahissent ; elle s’abat, et elle piète ; elle court tant qu’elle peut, devant le chien, légère et à demi hors des sillons.



Celle-ci a reçu un grain de plomb dans la tête. Elle se détache des autres. Elle pointe en l’air, étourdie, elle monte plus haut que les arbres, plus haut qu’un coq de clocher, vers le soleil. Et le chasseur, plein d’angoisse, la perd de vue, quand elle cède enfin au poids de sa tête lourde. Elle ferme ses ailes, et va piquer du bec le sol, là-bas, comme une flèche.

Celle-là tombe, sans faire ouf ! comme un chiffon qu’on jette au nez du chien pour le dresser.

Celle-là, au coup de feu, oscille comme une petite barque et chavire.

On ne sait pas pourquoi celle-ci est morte, tant la blessure est secrète sous les plumes.

Je fourre vite celle-là dans ma poche, comme si j’avais peur d’être vu, de me voir.

Mais il faut que j’étrangle celle qui ne veut pas mourir. Entre mes doigts, elle griffe l’air, elle ouvre le bec, sa fine langue palpite, et sur les yeux, dit Homère, descend l’ombre de la mort.


Là-bas, le paysan lève la tête à mon coup de feu et me regarde.

C’est un juge, cet homme de travail ; il va me parler ; il va me faire honte d’une voix grave.

Mais non : tantôt c’est un paysan jaloux qui bisque de ne pas chasser comme moi, tantôt c’est un brave paysan que j’amuse et qui m’indique où sont allées mes perdrix.

Jamais ce n’est l’interprète indigné de la nature.


Je rentre ce matin, après cinq heures de marche, la carnassière vide, la tête basse et le fusil lourd. Il fait une chaleur d’orage et mon chien, éreinté, va devant moi, à petits pas, suit les haies, et fréquemment, s’assied à l’ombre d’un arbre où il m’attend.

Soudain, comme je traverse une luzerne fraîche, il tombe ou plutôt il s’aplatit en arrêt : c’est un arrêt ferme, une immobilité de végétal. Seuls les poils du bout de sa queue tremblent. Il y a, je le jurerais, des perdrix sous son nez. Elles sont là, collées les unes aux autres, à l’abri du vent et du soleil. Elles voient le chien, elles me voient, elles me reconnaissent peut-être, et, terrifiées, elles ne partent pas.

Réveillé de ma torpeur, je suis prêt et j’attends.



Mon chien et moi, nous ne bougerons pas les premiers.

Brusquement et simultanément, les perdrix partent : toujours collées, elles ne font qu’une, et je flanque dans le tas mon coup de fusil comme un coup de poing. L’une