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de l’arbre m’empêcheront de tirer au vol, et j’aime mieux, en tirant par terre, commettre ce que les chasseurs sérieux appellent un assassinat.

Mais ce que je prends pour un col de perdrix ne remue toujours pas.

Longtemps j’épie.

Si c’est bien une perdrix, elle est admirable d’immobilité et de vigilance, et toutes les autres, par leur façon de lui obéir, méritent cette gardienne. Pas une ne bouge.

Je fais une feinte. Je me cache tout entier derrière la haie et je cesse d’observer, car tant que je vois la perdrix, elle me voit.

Maintenant nous sommes tous invisibles, dans un silence de mort.

Puis, de nouveau, je regarde.

Oh ! cette fois, je suis sûr ! La perdrix a cru à ma disparition. Le col s’est haussé et le mouvement qu’elle fait pour le raccourcir la dénonce.

J’applique lentement à mon épaule ma crosse de fusil…


Le soir, las et repu, avant de m’endormir d’un sommeil giboyeux, je pense aux perdrix que j’ai chassées tout le jour, et j’imagine la nuit qu’elles passent.

Elles sont affolées.

Pourquoi en manque-t-il à l’appel ?

Pourquoi en est-il qui souffrent et qui, becquetant leurs blessures, ne peuvent tenir en place ?

Et pourquoi s’est-on mis à leur faire peur à toutes ?

À peine se posent-elles maintenant, que celle qui guette sonne l’alarme. Il faut repartir, quitter l’herbe ou l’éteule.

Elles ne font que se sauver, et elles s’effraient même des bruits dont elles avaient l’habitude.

Elles ne s’ébattent plus, ne mangent plus, ne dorment plus.

Elles n’y comprennent rien.


Si la plume qui tombe d’une perdrix blessée venait se piquer d’elle-même à mon chapeau de fier chasseur, je ne trouverais pas que c’est exagéré.

Dès qu’il pleut trop ou qu’il fait trop sec, que mon chien ne sent plus, que je tire mal et que les perdrix deviennent inabordables, je me crois en état de légitime défense.


Il y a des oiseaux, la pie, le geai, le merle, la grive avec lesquels un chasseur qui se respecte ne se bat pas, et je me respecte.

Je n’aime me battre qu’avec les perdrix !.

Elles sont si rusées !

Leurs ruses, c’est de partir de loin, mais on les rattrape et on les corrige.

C’est d’attendre que le chasseur ait passé, mais derrière lui elles s’envolent trop tôt et il se retourne.

C’est de se cacher dans une luzerne profonde, mais il y va tout droit.

C’est de faire un crochet au vol, mais ainsi elles se rapprochent.

C’est de courir au lieu de voler, et elles courent plus vite que l’homme, mais il y a le chien.

C’est de s’appeler quand on les divise, mais elles appellent aussi le chasseur et rien ne lui est plus agréable que leur chant.


Déjà ce couple de jeunes commençait de vivre à part. Je les surpris, le soir, au bord d’un labouré. Elles s’envolèrent si étroitement jointes, aile dessus, aile dessous je peux dire, que le coup de fusil qui tua l’une démonta l’autre.

L’une ne vit rien et ne sentit rien, mais l’autre eut le temps de voir sa compagne morte et de se sentir mourir près d’elle.

Toutes deux, au même endroit de la terre, elles ont laissé un peu d’amour, un peu de sang et quelques plumes.

Chasseur, d’un coup de fusil tu as fait deux beaux coups : va les conter à ta famille.


Ces deux vieilles de l’année dernière dont la couvée avait été détruite, ne s’aimaient pas moins que des jeunes. Je les voyais toujours ensemble. Elles étaient habiles à m’éviter et je ne m’acharnais pas à leur poursuite. C’est par hasard que j’en