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fantômes et fantoches

conte n’était que trop intéressante. Je me mis à disséquer les caractères, à sonder les problèmes soulevés par les rencontres de mes personnages ; d’autres actions découlèrent tout naturellement de l’affabulation primitive, des tirades grondaient dans ma tête et des paysages s’y développaient ; enfin, la semaine dernière, comme l’ensemble d’un vaste roman s’ébauchait sur mes papiers épars, je m’aperçus que cinq francs me restaient pour huit jours d’appétit.

J’aurais pu bâcler un article de critique et foudroyer de mon tonnerre quelque vieille célébrité dûment reconnue, démolir un piédestal séculaire, comme il est de mode… Mais une frénésie me possédait et je continuai à ordonner le plan complexe de mon œuvre improductive.

Avant-hier, j’ai changé mes derniers sous contre un disque de saucisson : mon déjeuner.

Le reste de la journée, j’ai pensé avec furie, combinant des scènes, divisant les chapitres et confrontant les faits, de peur des contradictions. Deux heures du matin sonnaient à Saint-Germain-des-Prés quand je me suis mis au lit, heureux d’avoir achevé mon plan, et sans plus penser au terme du lendemain et à l’inexactitude de l’oncle qu’au néant de mon dîner.

Le souvenir d’un aussi beau détachement