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recommander : demain, tout petit travail pour May-Pole, n’est-ce pas ? Ses tendons exigent beaucoup de ménagements ; un temps de trot, une heure de pas, au maximum. Six litres d’avoine à Bob jusqu’à ma guérison. Non, je vous dis six litres, c’est six litres ! Vous n’allez pas m’apprendre ce que c’est qu’un cheval, eh ?… Merci, pas mal. Le médecin n’est pas mécontent… Venez au rapport demain à huit heures.

Constant se tenait rigide, présentant un plateau chargé de paquets.

— Mets ça là… Ouvre les paquets… Voyons ces cartouches…

Il prit quelques douilles, de couleur différente, et les examina dans la lumière de l’ampoule.

Un couteau…

Le carton, éventré, laissa échapper des chevrotines, des bourres, de la poudre granuleuse et blême.

— C’est bien. Cet armurier connaît son métier. Emporte. Donne-moi maintenant mon… Ah ! et puis, non ! Quand je tripoterais un fusil, à quoi ça m’avancerait-il ? Je voudrais me lever, Constant, vivre, employer ces deux mains-là ! Je m’ennuie à crever, tu entends !…

— Monsieur a cependant de la chance, dit le valet timidement. Si on avait coupé la jambe de Monsieur…

— Oui. Mais on ne l’a pas coupée, la jambe de Monsieur. Et si tu savais toute la force que je sens bouillir… tout le besoin de galoper, de boxer, de courir les bois… Ah ! ils me paieront ça, Constant, les sangliers !

— Puis-je me retirer ? hasarda le domestique.

— Pas encore. On étouffe ici, tu ne trouves pas ? Ouvre la fenêtre un instant. Allons ! Vite !

Les persiennes se replièrent avec un bruit métallique. Éclairées par le rayonnement de la chambre, les ferronneries du balcon apparurent.

— Éteins. La nuit est belle.

— Pas chaude, Monsieur.

Du fond de l’obscurité intérieure, on voyait un morceau de ciel froid et quelques étoilés très nettes au-dessus d’un toit peuplé de cheminées. La maison opposée montrait dans l’ombre la symétrie de son architecture.

— Mais, dit Jean Fortel, je ne me trompe pas… Il y a de la lumière chez M. d’Ambléon !… Hein, Constant ?…

— Oui, Monsieur. Le deuxième étage est éclairé.

— Ah ! ça, par exemple !… Il est donc revenu ? À moins que, dis donc… à moins que ce ne soit Mme d’Ambléon… ou plutôt l’ex-Mme d’Ambléon…

— Il y a de la lumière au deuxième étage, répéta Constant, neutre.

— Singulier, singulier ! Ah ! si Marc était revenu, je serais content !

— Monsieur va se refroidir.

— Ferme la fenêtre, les rideaux, tout. Et, tu ne sais pas ? Eh bien, va chez le concierge, en face, et demande-lui ce que veut dire cette lumière.

Les choses avaient reparu dans l’ingénieuse clarté de la chambre. Une fraîcheur maintenant circulait, se répartissant peu à peu.

Resté seul, Jean Fortel gardait un visage intrigué.

Il compta sur ses doigts :

— Juin, juillet, août…

Cela faisait juste dix-huit mois. Comme le temps passe ! Dix-huit mois déjà depuis le drame, la séparation des d’Ambléon, le départ de Marc ! Il lui semblait que ce fût la veille.

Ce pauvre Marc d’Ambléon ! Un ami d’enfance, marié à une Anglaise tout à fait charmante. C’était Jean lui-même qui leur avait indiqué cet appartement, de l’autre côté de l’avenue, à cinquante mètres de son hôtel. Pendant deux ans, on s’était vu chaque jour. Les d’Ambléon paraissaient jouir d’un bonheur égal