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Parmi la chambre, en surimpression, il entrevoyait le décor du premier acte. Aux corniches du plafond, d’où sourdait une clarté diffuse, se superposaient les frondaisons rousses de la forêt théâtrale. La futaie légendaire s’approfondissait aux plis des rideaux joints. Les vapeurs bleues du soir flottaient dans un hallier que le rêve creusait au delà du mur. L’harmonie, le verbe, le poème, toute la gerbe merveilleuse inépuisablement jaillie de cette bouche obscure recréaient pour Jean Fortel le fantôme sylvestre d’un chien-et-loup pathétique. Et le dialogue musical dressait Golaud appuyé sur son épieu, Mélisande effondrée dans ses tresses, tandis qu’à travers leurs corps diaphanes le dos de Constant remuait et le bureau de Jacqueline dessinait sa forme gracieuse.

Et défila, comme un cortège pompeux, la grande phrase dynastique, la présentation royale, rehaussée d’orgueil :

« Je suis le prince Golaud, le petit-fils d’Arkel, le vieux roi d’Allemonde… »

Le vide avait chanté les mots superbes, et le haut-parleur transmettait, non moins poignant, le silence de l’auditoire recueilli.

Jean Fortel sentit s’aigrir le regret d’être là, cloué sur un lit, pris au piège par cette jambe aussi douloureuse, vraiment, aussi lourde et engourdie que si des mâchoires d’acier l’eussent saisie.

Jacqueline était heureuse là-bas… Mais Jean Fortel en était-il heureux franchement ?… Si heureux que cela ?…

Ombre d’une fumée fugitive. Rien de plus. Savait-il seulement quelle pensée venait de traîner en lui cette ombre à peine grise et si rapide ? Se dit-il qu’après tout il souffrait toujours un peu, « dans le fond », lorsque Jacqueline et la joie se rencontraient en son absence ?

L’impression se résolut en mauvaise humeur. Il pesta. Un faux mouvement, d’ailleurs, venait de lui lancer, du genou à l’aine, un trait brûlant.

Le valet de chambre s’approcha, serviable et compatissant, abîmé de déférence.

— Monsieur a mal ?

— Ah ! fichtre oui, Constant ! Damné sanglier ! Je ne peux pas bouger sans qu’une douleur du diable… Au moindre déplacement, c’est curieux, il me semble que le maudit ragot recommence à me labourer la cuisse… Donne-moi du feu.

L’hercule, pâle, serrait les dents et crispait ses poings énormes. Il fumait précipitamment, irrité de ne pouvoir cacher sa souffrance.

Constant, sur un geste de son maître, interrompit l’audition théâtrophonique.

— Champagne ! dit Jean Fortel. Non : whisky-soda. Mais dépêche-toi donc, tonnerre de chien !

Ses colères étant terribles, le valet s’empressa, muré dans une réserve prudente.

Des bouteilles de luxe, des carafons étincelants s’alignaient sur une sorte de dressoir. D’un seau à glace emperlé d’une sueur grenue, sortait un goulot d’or cravaté d’une serviette. Et tout près, des fioles blanches ou brunes, aux étiquettes rouges ou vertes, voisinaient avec des boîtes à pansements en tôle. Une pharmacie à côté d’un bar.

Le breuvage vermeil pétillait dans un cristal miroitant. Jean Fortel vida le gobelet, d’une saccade.

— Monsieur ne se sent pas un peu de fièvre ?

Il fit « non » de la tête, en s’essuyant le front et les tempes.

— Apporte-moi les cartouches qu’on m’a livrées cet après-midi.

— Bien, monsieur.

— Je ne te demande pas si c’est bien, je te dis de m’apporter les cartouches.

Entre temps, il téléphona aux écuries :

— C’est vous, Turner ? Bon. Rien de nouveau ? Bon. Je voulais vous