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La main passa sur la nuque, s’enfouit dans les cheveux.

Impassible, — fasciné par quelles visions ? — Jean Fortel appuyait sa femme contre sa poitrine, et d’une pesée lui maintenait la tête au niveau de son cœur.

Marc ne voyait plus le visage de Jacqueline, mais il ne quittait pas des yeux la petite poigne aux ongles roses, chargée de joyaux, qui s’agrippait à l’épaule de Jean.

Celui-ci caressa de sa joue, comme la tête d’un enfant qu’on berce, les blondeurs ébouriffées.

— Jacqueline… ma petite fille, dit-il. Écoute-moi bien. Demain matin, à ton réveil, le journal t’apprendra quelque chose… — Ne t’émeus pas ; c’est un événement qui ne nous touche de près ni l’un ni l’autre… — Donc, tu l’apprendras… Tu sauras ce qui est arrivé cette nuit… ce qui arrive quelque part à l’instant même où je te parle… — Non. Tais-toi. Ne bouge pas. Ne me regarde pas… — Eh bien, Jacqueline, que cette nouvelle ne t’effraie pas, mon cher petit… En l’apprenant, reste tout à fait calme. Et viens me voir tranquillement, comme chaque matin… Va, mon petit… Va dormir, à présent… Ne dis rien. Ne m’interroge pas… Bonne nuit, Jacqueline… À demain.

— Oh ! Dis-moi, Jean, dis-moi…

Libre, elle s’était redressée. Les grandes mains pacifiées la repoussaient doucement. Et elle s’entêtait, avec une insistance qui devenait suppliante :

— Jean, qu’as-tu ? Qu’y a-t-il ?…

— Va. Va dans ta chambre.

— Mon chéri…

Elle allait pleurer.

— Au nom de Dieu, Jacqueline, je te prie de te retirer !

Une fois de plus, elle tourna vers Marc d’Ambléon ses prunelles anxieuses.

— Allez, Jacqueline, puisque Jean vous le demande.

Elle fit : « Ah ! » sur un ton aussi désolé que vexé, retoucha d’un effleurement la volute blonde qui lui couvrait le front, reprit son manteau et sortit, troublée, balbutiant :

— Je ne comprends pas… Je ne comprends pas…

Son départ fut suivi d’un malaise. Enseveli dans une funèbre méditation, exténué d’avoir vaincu sa colère, Jean Fortel regardait la fenêtre où s’empourprait toujours l’aurore d’un soleil qui ne se lèverait pas.

— Tu avais raison, dit-il enfin. Rien, non, rien n’est plus beau que de voir vivre ceux qu’on aime… Parle-moi… J’ai trop longtemps négligé de réfléchir… Il n’est que trop vrai… Tu disais, n’est-ce pas, que, nous autres hommes, nous commettons l’erreur…

— Plus tard, Jean… Tu as été très bon, très grand. Il faut oublier. Ce n’est qu’un incident. Jacqueline t’aime, j’en suis certain…

— Parle ! Tu sais plus de choses que moi.

— À quoi bon ? Plus tard !

Et presque gaiement, Marc ajouta :

— Dans vingt ans ! Dans vingt ans ! C’est toi-même qui l’as dit !

Jean Fortel eut aux lèvres un pli amer. Il examina ses mains comme un ouvrier inspecte un mécanisme qui n’a pas fonctionné.

— Ah ! fit-il. Parle donc. J’ai vingt ans de plus.


FIN