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— Où l’aurais-je vu ? Il est venu nous dire bonjour pendant le dernier entr’acte.

— Pendant le dernier entr’acte, parfait, parfait ! Et… toujours amusant, toujours exquis, le petit Raynal ?

Jacqueline fit la moue :

— Oh ! bien quelconque, je trouve.

Mais elle abaissait ses longs cils, et on ne voyait pas ce que devenaient ses yeux.

À quelque chose d’impondérable, Marc pressentit que le dénouement approchait. Il voulut barrer le passage au destin, s’opposer n’importe comment à ce qui accourait du fond de l’avenir.

— Maintenant que je suis de retour… commença-t-il.

Et tout son corps se penchait, tous ses muscles travaillaient dans le même sens, pour résister à la bourrade qu’il appréhendait et qui le lancerait peut-être contre le mur… Il ne fallait pas ! Et il se disait : « Tiens bon, Marc ! Tiens bon ! » tandis que ses lèvres laissaient tomber des mots vides, mondains…

Jean Fortel, sans l’écouter, sans attendre non plus que Jacqueline poursuivît, allongea vers sa femme ses deux bras effrayants.

— Jacqueline…

La voix était basse, rauque. Elle s’infléchit pour insister ;

— Jacqueline, viens donc m’embrasser ! Pourquoi ne m’embrasses-tu pas, ce soir ?

Alors seulement elle eut l’intuition qu’il se passait quelque chose.

D’instinct, par l’effet d’une réaction défensive, sa physionomie souriante le fut davantage. Mais, avec une légère surprise qui cachait beaucoup d’inquiétude, elle interrogeait, de ses grands yeux mobiles, les deux hommes, tour à tour.

— Qu’est-ce que vous avez ? dit-elle, la gorge plus active.

— Viens m’embrasser ! répéta Jean.

Elle murmura en se levant, indécise, égrenant un rire :

— Bien volontiers, mais… comme tu es drôle !…

Et elle cherchait, très vite, à savoir ce que recélaient ces fronts imperturbables, ici et là.

Marc, en proie aux affres d’une cruelle hésitation, entreprit d’ouvrir le tiroir derrière son dos, lentement, silencieusement. Ces deux bras tendus vers cette femme, ces deux mains ouvertes, ces doigts herculéens qui déjà se recourbaient pour saisir l’emplissaient de terreur et d’indignation.

Jacqueline fit un pas. Maintenant, elle luttait pour retenir à tout prix un sourire réfractaire. La peur, le doute, la grâce, en misérables alternatives, se disputaient ses traits. Une sorte de tumulte fixe en décomposait l’harmonie.

Les mains impitoyables l’appelaient toujours, — appelaient, semblait-il, ce cou délicat où la vie palpitait.

La vitesse du temps n’existait plus pour eux. Ils en avaient perdu le sens. Chaque dixième de seconde contenait toute la destinée.

Au toucher, Marc reconnut le revolver, et l’enveloppa d’une prise sûre. Pour quoi faire ? Il verrait. S’armer, c’était, en tout cas, l’unique moyen d’égaliser les forces.

— Jean ! mon chéri, mon amour, qu’est-ce que tu as ?…

Toute irrésolution fondait dans un émoi véhément. Sincérité ? Supercherie ? Décision d’instinct ou de logique ? Élan d’une tendresse jaillie des sources les plus profondes ? Un peu de tout cela, sans doute.

Les bras se refermèrent sur elle, l’étau l’emprisonna.

Les bras se refermèrent sur elle, l’étau l’emprisonna. (Page 19.)

Marc, vigilant arbitre, tout vibrant d’une promptitude accumulée, surveillait l’une des mains qui montait vers le cou. Les mots qu’il allait dire se formèrent dans sa pensée : « Lâche-la ou je tire ! »