Page:Renard - Celui qui n'a pas tué, 1927.djvu/23

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Ah ! C’est Jacqueline ?… Quelle voiture ? Un taxi ? Qui est-ce qui descend ? Le chauffeur ?

— Une femme. La portière se referme. Je ne peux pas voir si c’est Jacqueline. Il fait sombre.

— Elle a sonné ! A-t-elle une fourrure blanche ?… A-t-elle encore, par hasard, sa fourrure blanche ?…

— Oui. Elle traverse la cour… C’est elle ! Je la reconnais ! Dieu soit loué, Jean ! Tu vois, tu vois ; il ne faut jamais désespérer !

— Ah ! Quel bonheur ! soupira Jean Fortel. Jacqueline ! Jac-que-line ! Dire que je pourrai encore prononcer « Jacqueline » et que quelqu’un me répondra !… Tout est sauvé ce soir ! comme chante Pelléas…

Déjà chantaient les idées ! Déjà le bonheur était revenu ! Jean Fortel, la tête renversée, les membres détendus, goûtait un repos magique, la sensation d’une délivrance bénie… Le téléphone ne l’appellerait pas. Fini, le cauchemar !

— Mon pauvre Marc… je t’ai fait peur, dis ? Tu t’en souviendras, de ton retour ! Pour une diversion, c’en est une !… — La voilà !

On entendait Jacqueline monter l’escalier, en compagnie des femmes de chambre. Sa voix grandissante parvenait en éclats. Les mots « incendie », « fumée », « pompiers » se distinguaient.

Jean l’écoutait venir, cette voix. Il en savourait profondément l’approche.

La porte fut ouverte d’une main délibérée. Un éblouissement fit irruption.

Les deux hommes contemplèrent Jacqueline apparue devant eux dans le déploiement d’une harmonieuse pétulance et retenant sa fourrure polaire. Elle était lancée dans un ramage qui semblait intarissable. Émue sans excès.

— Bonsoir, mon chéri ! Comment te sens-tu ?… Ah ! Marc ! Vous ! Par exemple ! Quelle bonne surprise ! C’est Jean qui doit être heureux ! Oh ! j’en suis sûre ! Moi aussi, vous savez ! Nous avons bien pensé à vous ! Vous devez en avoir, des choses à raconter ! Vous allez bien ?… Oh ! mon chéri, figure-toi, il y a un fameux incendie, je ne sais où ! Le ciel est tout rouge par là, et on voit des colonnes de fumée !

Marc d’Ambléon, qui s’inclinait sur sa main gantée de bagues, se redressa vivement, pressant tout à coup cette petite main distraite avec une intention que Jacqueline ne sut interpréter et qu’elle prit pour une effusion d’amitié. Impossible d’employer un autre signal : Jean les considérait comme deux acteurs sur un « plateau ».

Marc, prudemment, s’écarta.

Une seconde dura, d’un silence qui lui donna le vertige. Il n’osait pas regarder Jean Fortel. Il craignait de ne pouvoir lui témoigner, en un clin d’œil, les sentiments qui l’animaient. Il détournait les yeux, pour satisfaire à une espèce de discrétion. Il avait peur, aussi, d’attiser la fureur de cet homme dont la disgrâce n’aurait pas eu de témoin, si lui, Marc, ne se fût trouvé là.

Jacqueline, dépouillant son manteau, le jeta au dossier d’un fauteuil et resplendit de toute sa beauté à demi dérobée sous le ruissellement d’une robe féerique.

Elle continuait :

— Je me demande ce qui est en train de brûler… C’est par là…

Jean Fortel articula, les mâchoires raidies :

— Vraiment ?… Du côté de l’Est.

— Oh ! tu sais, moi, je n’ai jamais su m’orienter !

Jean Fortel dit, avec une pesanteur qu’il s’efforçait de travestir en nonchalance :

— Marc, mon petit, éteins donc la corniche, veux-tu ? Cette lumière, au plafond, me fait mal aux yeux.

Il avait conscience d’être blafard, et voulait le dissimuler.