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à gauche ! Maintenant, de grâce, renonce à me catéchiser… Minuit moins dix ; ça tourne mal… Ah ! si je pouvais, si je pouvais…

— Quoi ?

Tout bas, dans un souffle ardent, ce fut l’âme dangereuse, qui répondit :

— Étrangler quelqu’un qui serait responsable de tout ceci ! Si je pouvais faire payer à un malfaiteur, à un incendiaire tout ce que j’endure en ce moment !

Il était sans regard, faisait crisser ses dents, ouvrait et fermait les poings avec une rage désespérée. L’instinct de la bête le gouvernait. Son anxiété tournait en violence, comme toutes ses passions.

Marc traduisit sa réprobation et sa pitié par une attitude, et une exclamation. Il ne savait que dire ni que faire. L’attente l’énervait aussi, lui retirait une bonne part de ses clartés. Il restait debout, navré de son impuissance, cherchant le moyen de se tenir à proximité du tiroir sans exciter la fureur de cet homme élémentaire, farouche et tourmenté, qui ne cessait plus de chiffonner ses draps ou de porter les mains à son front et à ses joues, qu’il frottait vainement sous l’influence de réflexes.

Jean Fortel, brusquement, prit un livre, un roman broché. Geste sans but, à ce qu’il semblait. Mais non. D’un effort de ses mains bien assurées, les épaules saillantes et contournées, il arracha, il déchira le livre en deux morceaux qu’il lança au loin.

Peut-être aucun athlète n’eût-il été capable d’en faire autant.

Cette brutalité ne l’avait nullement soulagé.

Il grommela :

— Minuit moins cinq !

Et il fit entendre, en hochant la tête, une manière d’intonation sans paroles, exhalant l’espoir à peu près perdu.

Il s’attendait à ce que l’avertisseur du téléphone l’appelât. Il le redoutait jusqu’à sentir cette hantise comme une migraine insupportable. Et lui qui se disait privé d’imagination, lui qui se vantait d’en être dénué, il ne parvenait pas à interrompre dans sa cervelle la sonnerie imaginaire qui ne cessait d’y trembloter.

— Va sur le balcon, Marc… Guette la grille, l’avenue…

Marc d’Ambléon eut un coup d’œil vers le tiroir.

— Va, je t’en prie. C’est le martyre que je supporte !

Il n’y avait qu’à céder. Marc le fit à regret.

Il gagna le balcon. Peu après, le cartel sonna douze coups. Comme la nuit était très froide, Marc referma la fenêtre et se tint derrière les rideaux, devant les vitres glaciales, glissant un regard, de temps en temps, vers la chambre.

La fournaise éclairait la moitié du ciel. Des conversations montaient de l’avenue, à peine perceptibles.

Le temps qui s’écoula dans ces conjonctures fut de ces passes où l’on réalise que chaque division de nos heures et de nos minutes n’est qu’une tranche d’éternité, — une tranche dont il nous est donné parfois de sentir le caractère éternel, — une tranche qui, malgré ses limites souvent infinitésimales, reflète, entre ces bornes, dans un éclair qui nous semble interminable, ce qui n’a pas commencé et ne doit jamais finir.

L’idée de la mort gagnait. Le tic-tac du cartel en marquait le progrès. Marc croyait déjà voir une civière, des inconnus, chapeau bas, pénétrant sous la marquise. Et il se souvenait de ce qu’il avait dit tout à l’heure à Jean Fortel, — à un Jean Fortel insouciant et sceptique : « Celle que j’aimais, morte !… Tu ne frémis pas ?… » Jean n’avait pas frémi, et à présent… À présent, qu’éprouvait-il, au juste ? lui qui voulait se tuer et qu’il fallait sauver, coûte que coûte !

— Une voiture ! dit Marc. Elle s’arrête devant la grille…