Page:Renard - Celui qui n'a pas tué, 1927.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Jean Fortel avoua :

— Moi, ce que je trouve encore plus étonnant, c’est le théâtrophone. Quand je pense que je suis dans mon lit et que j’entends exactement ce que Jacqueline entend dans sa loge d’avant-scène… Le croirais-tu, Marc, ça me fait plaisir, à moi, moi le butor, moi la brute épaisse, d’entendre la même chose que Jacqueline…

Ils écoutèrent.

Marc entretenait une rêverie mêlée.

Bercé par les accords murmurants de l’amoureuse symphonie, il songeait néanmoins au miracle scientifique qui annule si étrangement la distance au profit de l’oreille. Cette suppression de l’espace, cette conquête troublante persistait à le ravir. Et le contraste le saisissait : du perfectionnement des choses et de l’immuable barbarie des êtres. Pas de différence, à tout prendre, entre un chasseur d’ours de la période quaternaire et Jean Fortel écoutant par théâtrophone Pelléas et Mélisande. Qu’était-ce d’ailleurs que ce chef-d’œuvre ? L’éternelle histoire d’une femme et de deux hommes. Le génie du poète et le génie du compositeur l’avaient exquisement transfigurée, mais c’était toujours l’antique et banale tragédie qui se joue sur la terre depuis que Dieu a créé l’homme et qu’il l’a créé de deux sortes. Toujours les mêmes cœurs ! Mêmes désirs, mêmes déboires, mêmes aspirations ! Les merveilles de la science n’y pouvaient rien ; elles ne servaient que de vieilles habitudes et des passions indéformables. À peine en modifiaient-elles par hasard le cours, l’intrigue, les péripéties. Nouveaux décors d’une reprise perpétuelle, accessoires modernisés. La pièce tiendrait l’affiche jusqu’à la fin des fins !

« A-a-ah ! clamait Mélisande. Il est derrière un arbre ! »

Et Pelléas :

« Qui ? »

« Golaud ! »

Golaud. Le mari. Marc d’Ambléon avait été Golaud, à son heure. Un Golaud débonnaire. Des myriades de Golauds avaient tenu, dans leur main glacée de haine, qui la pierre, qui la hache, qui l’épée et qui le revolver. Et demain les savants inventeraient une nouvelle arme pour tuer d’autres Pelléas sous les yeux d’autres Mélisandes… ou inversement… Ironie du progrès !

La chanteuse suivait, donnant à sa voix pure un accent de frayeur :

« Il a vu que nous nous embrassions ! »

Mais un cri soudain traversa l’audition. Un cri perçant, angoissé, — le cri le plus terrible qui puisse retentir dans un théâtre : « Au feu ! », trois fois répété précipitamment. Et tout de suite, succédant à la musique avec une rudesse inexprimable, un tumulte grondant s’enfla. Des pas couraient sur des planches. Des fuites se devinaient à des froissements hâtifs. Une rafale de piétinements parut souffler. Puis des heurts assourdis et tout un affreux concert de plaintes, de hurlements et de supplications.

Jean Fortel, plus blanc que son oreiller, regardait fixement Marc d’Ambléon. La rapidité de la panique leur fit d’abord douter qu’elle fût réelle. Ils crurent pendant dix secondes, à quelque fantaisie de transmission téléphonique. Cependant les cris : « Au feu ! Au feu ! », se multipliaient. Des appels de douleur et d’effroi s’y mêlaient. Un tonnerre roula ; ce devait être le rideau de fer qu’on baissait…

Tout à coup, un bruit nouveau crépita, et ce fut comme si des drapeaux s’étaient mis à flotter dans une bourrasque.

— Les flammes ! s’écria Marc d’Ambléon qui s’était levé et tendait l’oreille.

Un pétillement parut si proche qu’on eût juré que le haut-parleur brûlait. Marc se retint d’épier l’apparition de la fumée.

Les clameurs infernales s’élançaient de plus belle. Des femmes (peut-être