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langue. Je ne suis pas un penseur. Je suis comme tout le monde !… Puisque tu veux le savoir, eh bien, il est exact que je t’ai… admiré. Voilà tout. J’ai admiré ta sagesse, ton sang-froid… Je me suis dit, évidemment, oui, je me suis dit qu’il était heureux pour Nelly d’avoir affaire à un brave garçon, à un philosophe très maître de soi. Je m’en suis réjoui bien franchement, je te l’assure. À ta place, j’en sais plus d’un qui aurait fait justice.

— Toi, par exemple ?

— Oh ! moi, tu sais, j’ai peu d’imagination et je ne me vois pas ayant épousé Nelly. Je ne puis me représenter ma femme qu’avec le visage de Jacqueline. Alors…

— Décidément, je ne suis qu’un maladroit.

— Tu n’es pas maladroit. Tu es malheureux, inquiet. Et à moi tu peux dire tout ce qui te passe par la tête.

— S’il en est ainsi, laisse-moi donc te confier… Jean, il s’en est fallu de rien que je ne fusse un meurtrier. Je l’ai tenue en joue, Nelly. J’ai visé, l’espace d’une seconde, sa face épouvantée. La Providence a voulu, par bonheur, qu’un éclair de raison me fît voir l’horrible spectacle dont mon crime eût été suivi : celle que j’aimais, morte !… Tu ne frémis pas ?

— Tu fais du roman ; les romans ne m’ont jamais fait frémir. Quant à la mort, c’est une vieille connaissance à moi !

— Oui, je sais. Tuer. Tu ne songes qu’à tuer. Tu as été un soldat remarquable. Tu t’es couvert de gloire. La guerre a été pour toi une partie de chasse. Mais les hommes que tu as tués étaient des ennemis, des envahisseurs. Et tu ne les connaissais pas ! Tu ne voyais même pas leur figure !

— Et mon duel avec Clarens ?

— Mais Clarens, tu le haïssais !

— Et toi, Marc, tu ne haïssais pas Nelly quand tu l’ajustais ? En vérité, tu l’aimais encore après sa trahison ? Bizarre.

— Je l’aimais ; et j’ai trouvé qu’il n’y avait rien de meilleur au monde que de voir vivre ceux qu’on aime.

— Eh bien, moi, je l’aurais tuée ! grommela tout à coup Jean Fortel.

— Qu’as-tu ? Calme-toi…

— J’ai… J’ai un mouvement de fièvre, probablement, et aussi l’impatience de ce lit qui est une prison… J’ai encore ceci : que je me demande si c’est moi qui suis une brute sanguinaire, ou si vous êtes tous de pâles dégénérés. La mort, eh ! mon Dieu, comme vous en avez peur ! Moi, non ; je le dis avec une certaine fierté. Je la recevrais comme je la donne. Barbare, féodal, tout ce que tu voudras ; je suis comme je suis ; je n’oublie pas, moi, que la première mort fut un meurtre, celui d’Abel, et je me demande comment vivraient les hommes, ces carnassiers, si nul d’entre eux ne voulait tuer !… Allons ! Allons ! Parlons d’autre chose. Dans vingt ans, Marc, dans vingt ans ! Aujourd’hui… À ta santé ! Je t’aime bien, mon petit Marc, je suis content de te revoir et je préfère que tu sois ici plutôt qu’à la Guyane pour crime passionnel. Là-dessus, encore un peu de champagne, s’il te plaît… Et quelques minutes de Debussy, n’est-ce pas ?

Marc d’Ambléon n’eut pas à demander ce que voulait dire Jean Fortel. Le haut-parleur du téléphone avait repris la parole ; la musique enchantait brusquement la durée.

Parmi les sons enchevêtrés comme une chevelure impondérable, une voix chaudement timbrée prononçait :

« Oh ! Qu’as-tu dit, Mélisande !… Je ne l’ai presque pas entendu ! »

— Quoi ? Déjà ! fit Jean Fortel. L’avant-dernier acte ! Nous avons bavardé comme des lavandières. C’est Jardin qui chante… Et maintenant Volowska…

— Cette scène, dit Marc, est une des plus belles que je connaisse.